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Quand Charles Ferdinand Ramuz raconte l’inondation de Paris de 1910

Je relisais le magnifique ‘Journal de Ramuz : quelle merveille ! Souvent poignant (jusqu’au bout il aura des doutes sur son travail), mais aussi plein d’observations très justes sur l’écriture et sur sa vie, en une sorte de continuelle recherche. Et puis une écriture qui me touche beaucoup plus que celle de ses romans : il ne cherche qu’à transcrire ses impressions de la manière la plus précise, sans chercher à atteindre un effet quelconque.

 

Certains textes de ce ‘Journal sont des petites merveilles, par exemple la partie intitulée ‘Journal de ces temps difficiles’ sur le début de la guerre de 14-18, mais aussi ce reportage extraordinaire sur la grande inondation de Paris en 1910 :

 

« 27 janvier 1910. Inondations.

 

On ne voit pas d’abord que le niveau de l’eau ait monté, tellement on a vite oublié l’ordinaire étroitesse du fleuve et la profondeur de ses quais ; puis, tout à coup, il y a la péniche qu’on aperçoit de loin à la hauteur du mur où sont les boîtes du bouquiniste ; il y a ces bains dont le palmier de tôle découpée dépasse de beaucoup le parapet du pont ; il y a les troncs des gros trembles enfoncés jusqu’aux basses branches dans le courant ; et ces arches des ponts dont on ne voit plus que le haut du cintre, enfin la couleur de cette eau, sa violence et ses remous, plus que sa largeur encore ; et tout à coup la conscience vient, accablante, de la toute-puissance du fléau. L’homme soudain rapetissé ; l’homme pas même gênant tellement il en devient insignifiant ; et qui borde les quais d’une double haie mouvante comme un cortège du mardi gras ; le centre de l’intérêt est transporté, hors de la vie journalière et trompeuse de la ville, vers les grandes forces éternelles cachées qui se découvrent brusquement ainsi, et ont paru un instant écartées, mais se révèlent toujours présentes. Des troncs, des tonneaux, des bouchons, toute sorte de branchages et d’herbages qui se heurtent ou s’enroulent aux piles des ponts ; le roulement de ce flot sur lui-même ; et tout cela contenu encore, mais on dirait parce qu’il le veut bien ; et s’il lui plaisait de s’élever...

 

Voilà qu’il s’est élevé aujourd’hui. Les égouts ont crevé. Quai des Grands-Augustins, les bateaux : une partie de plaisir. Rue de Seine, rue Jacob. Plus loin, rue de Verneuil. La foule qui s’agite en tous sens maladroitement. Les petits soldats, le fusil sur l’épaule. Boulevard Saint-Germain, la prolonge d’artillerie. La dame qui s’évanouit, qui tombe sur le nez et a tout à coup une barbe rouge. Le bel officier sur la prolonge qui discourt avec des gestes arrondis du bras devant le groupe des personnes qui attendent. Un peuple avant tout discoureur. Il explique ce qu’il va faire, avant d’agir. D’ailleurs beaucoup de bonne humeur ; et cela rachète tout ; c’est un signe de vitalité.

 

28 janvier 1910

 

Il y aura de la déception chez tout ce monde, lorsque la Seine baissera, parce que c’était un spectacle.

 

J’ai été de nouveau voir l’inondation. Elle gagne. La rue Bonaparte, à son tour, est envahie. On ne circule plus qu’en barque boulevard Saint-Germain. Et au soleil et au froid sec d’hier succèdent aujourd’hui la pluie et un ciel bas. Alors, d’un même mouvement et parallèlement, à la bonne humeur d’hier succèdent chez les hommes la tristesse, et déjà presque de la peur. Cette pluie de nouveau, une nouvelle crue probable ; on ne voit pas où le mal va s’arrêter. Cette peur on la sent qui monte, elle est sur les visages et dans les gestes ; que la Seine croisse encore, ce sera l’affolement. L’esprit des foules : quelque chose de mystérieux. Cela gagne dans Paris loin des quartiers qui sont sous l’eau, et jusqu’aux plus extérieurs dont hier encore l’aspect n’était en rien changé ; les soldats dans les rues, les voitures du train, l’enchérissement du beurre et des oeufs, mille petits indices qu’on ne perçoit pas séparément, mais dont l’ensemble compose une atmosphère particulière, qui se respire comme l’air et à laquelle nul n’échappe. Je voulais travailler ce soir, je n’ai presque rien fait. »

 

Charles Ferdinand Ramuz, Journal (Paris : Grasset, 1945)

 

 

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16/06/2016
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