sergiobelluz

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* Colette *


Quand Colette ouvre sa fenêtre, tout Paris a pour elle les yeux de Chimène

Fascinant, ce petit livre de Colette, Paris de ma fenêtre : C’est Paris sous l’Occupation, et c’est une sorte de regard de compassion sur le pays occupé et la manière de survivre (pour se chauffer, pour manger ce qui est disponible...), il y a des trucs de bonne femme et des recettes de grand-mère, et toujours une grande tendresse. Quel plaisir !

 

Colette, c’est à la fois un style classique, précis, sec, et un style féminin qui a su trouver quelque chose qui en fait, à mon goût de lecteur, la démonstration artistique de l’égalité homme-femme : il n’y a qu’elle pour rendre éternelle une sensation, ou plutôt une perception sensuelle : l’arôme du café chaud, la beauté des animaux dans leur sauvagerie, le côté animal de la femme (dans sa manière de protéger sa nichée, par exemple), ce qui souligne, par contraste la naïveté humaine des obligations sociales, les idées reçues sur ce qu’une mère ou une femme est censée faire, idées que Colette démonte en quelques mots de bon sens.

 

Dans son écriture, on perçoit quelqu’un qui, par gourmandise et par nécessité, a tout essayé, et qui s’est affranchi de beaucoup de conventions qui ne devaient d’ailleurs pas être très ancrées, grâce à l’éducation intelligente et ouverte d’une mère, Sido, elle-même très affranchie des conventions de son temps.

 

On perçoit aussi l’amour du mot juste et précis, et l’amour du mot tout court, de certains beaux mots qui entrainent tout un univers de sensations (nostalgie, désuétude, tradition, pragmatisme), la haine de la phrase et du verbiage, l’intelligence qui sait ne pas sortir du sujet mais qui se permet de délicieuses digressions.

 

Chez Colette, il y a cette spécificité littéraire, qu’on trouve chez Mme de Sévigné, Mme du Châtelet, George Sand, Françoise Sagan, Christiane Rochefort ou Régine Deforge, cette transcription de la sensualité de la vie qui, peut-être, est une des grandes qualités d’une écriture qu’on pourrait, quel que soit le genre de l’écrivain(e), qualifier de « féminine », où se sont aussi illustrés Montaigne, Casanova, Proust ou Julien Green.

 

Il y a aussi cette virtuosité stylistique et linguistique, et cette intelligence de la vie et des gens qui en font l’égale des plus grands moralistes français, Pascal, La Rochefoucauld, Léautaud, Gide ou Mauriac, la sensualité en plus et la cérébralité en moins.

 

L’amour de la lecture, par Colette

 

« Livrées à la hâte et à la facilité de vivre extérieurement, les époques heureuses sont fidèles à la pensée écrite. Une molle félicité excella toujours à brûler les heures, à les presser de témoigner combien elles sont vides, vaines, volantes. De poignants soucis, une tardive clairvoyance leur redonnent leur poids et leur suc, réduisent à leur valeur les plaisirs qui nous viennent du son et des fuyantes images. Ce qui se fixe en nous par l’oeil, ce qui par le caractère imprimé échauffe en nous la pensée, l’esprit de compréhension et de contradiction, prend tout son prix ; n’est-il pas du meilleur augure que des générations égarées, en cherchant leur voie, retrouvent que lire est un besoin vital ?

 

Il ne s’agit pas seulement de l’appétit, aussi normal et aussi renaissant que le besoin de se nourrir, qui consomme, dans l’ordre même où elles apparaissent et se succèdent, les oeuvres récentes. « Jamais, me dit mon voisin le grand libraire, jamais on n’a vendu autant de classiques. » Notre pays se méfierait donc des fictions romanesques, du livre dit ‘policier’ que nul ne peut, son énigme déflorée, relire ni aimer ? Ce serait trop beau, ce serait trop tôt.

 

Mais croyons qu’un instinct très sûr incline un peuple durement châtié, ignorant de sa forme future, à interroger son passé, à vouloir connaître les fondements qui assurèrent sa grandeur et peuvent encore répondre de son avenir. Trois mille exemplaires de Montaigne se vendent tous les mois. Dira-t-on que le lecteur français porte aux auteurs faciles son suffrage le plus compact ?

 

L’amour de lire conduit à l’amour du livre. Si notre curiosité et notre pauvreté s’accordent en vue de ressusciter des cabinets de lecture, il faut qu’elles ramènent aussi le respect dû au livre.

 

Le « cabinet de lecture » fut une sorte de bureau de tabac, un « commerce convenant à dame seule ». Une femme, aimable encore et malchanceuse, se faisait de ses abonnés des amis. Balzac donne à la belle Antonia Chocardelle un cabinet de lecture. Solitaires en effet, quasi désoeuvrées, que de dames seules autrefois exploitèrent sans amour un fonds déshonoré par l’usage !

 

Lire est, selon le livre et le lecteur, une griserie, un honneur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l’écrivain et nous-mêmes. Ce ne sera pas chose facile que d’enseigner le respect du tome périssable, du papier sans durée. Elle ne viendra que si on la cultive, cette pudeur du lecteur qui consiste à ne pas se gratter la tête au-dessus des pages, à s’abstenir de manger en lisant, de corner des feuillets... L’espèce humaine n’a jamais assez de vergogne quand il lui faut cacher les traces de ses haltes. D’un livre que j’achetai sur les quais tomba un affreux petit peigne de poche, édenté. J’en faillis perdre le goût du livre d’occasion, joie de mes promenades. Ainsi faillis-je me dégoûter du chocolat en tablettes pour avoir mis la dent sur un bouton de culotte enrobé dans sa pâte... »

 

Colette, 'Paris de ma fenêtre' (Genève : Milieu du Monde, 1944)

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).

 

 

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16/05/2017
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Une leçon d’écriture de Colette, ou Comment donner vie à un texte.

En 1924, Marguerite Moreno, la comédienne, est en train d’écrire ses mémoires et demande conseil à Colette, qui lui répond de manière technique et précise:

 

« À propos, je voudrais bien te voir au sujet de ta copie. Tu ne tiens pas encore le fil, tu n’as pas le lâché apparent qui ferait « journal », tu as rédigé, c’est visible, la plupart de tes bonhommes comme des sujets de devoir, – je te connais, bougresse, ils t’ont embêtée ! Pour un qui marche (Jarry) Proust et Iturri ne marchent pas, ils ne vivent pas assez, et Sardou débute en papier pour les Annales. Verlaine est bon. Je te dis tout ça comme je le dirais à moi-même, et aussi durement. Houssaye, il ne lui manque presque rien. Mais, toi qui es la magie même quand tu racontes, tu perds la plupart de tes effets en écrivant, tu les négliges, ou tu les décolores. Tiens par exemple, Proust, pages 3, 4, 5. Ta mise en scène, si tu me la parlais, serait étourdissante. Tu l’écris, et je trouve quoi ? « Mme Arman de Cavaillet exerçait un esprit critique, portait des jugements sans indulgence, etc... Un choeur de flatteurs lui donnait la réplique, – la conversation avait pris un tour acerbe. – Il se fraya un passage parmi des groupes compacts. – on commença à le juger. – déchaînement de la méchanceté humaine – exclamations moqueuses, phrases de dérision, etc. » Comprends-tu que dans tout ça pas un mot ne montre ni ne fait entendre ceux de qui tu parles ? Si tu racontes la même histoire, en quinze lignes tu me peins la mère Arman de Cavaillet, le père France, Caillavet le père, Victor du Bled, etc etc. Et si tu transformes en un bout de dialogue ta « méchanceté déchaînée », elle prendra vie avec le reste. Pas de narration, bon Dieu ! Des touches et des couleurs détachées, et aucun besoin de conclusion, je me fous que tu demandes pardon à sa mémoire de l’avoir méconnu, Proust, et je me fous que Sardou ait été « un des rois du théâtre contemporain », tu comprends ? Même-chose-pareil pour Iturri...Un dîner « charmant et délicat », une « conversation qui vagabonde d’un sujet à un autre » qu’est-ce que tu me montres en écrivant ça ? Pouic. Colle-moi un décor, et des convives, et même des plats, sans quoi ça ne marche pas ! Malgré toi, tu penses à Mme Brisson. Je te le défends. Libère-toi. Et tâche, ô mon coeur, de nous cacher que ça t’emmerde d’écrire. Et pardonne-moi de jeter tout cela sur ce papier. Je me sauve, écris moi boulevard Suchet. Je t’aime, je t’embrasse, je veux que tu écrives des choses « prestigieuses », tu m’entends ?

 

Ta COLETTE »

 

Colette, Lettres à Marguerite Moreno, 1902 – 1948 (Paris : Flammarion, 1959)

 

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07/11/2015
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Colette, un orgasme littéraire.

« Elle vit, comme elle l’avait vu tant de fois, noir au-dessus d’elle, faunesque et barbu, ce grand corps exhalant une odeur connue d’ambre et de bois brûlé... Mais, aujourd’hui, Antoine a mérité plus qu’elle ne saurait lui donner ! « Il faut qu’il m’ait bien, que cette nuit le comble, il faut que j’imite, pour lui donner la joie complète, le soupir et le cri de son propre plaisir... Je ferai « Ah ! ah ! » comme Irène Chaulieu, en tâchant de penser à autre chose... »

 

Elle glissa hors de la chemise longue, tendit aux mains et aux lèvres d’Antoine les fruits tendres de sa gorge et renversa sur l’oreiller, passive, un pur sourire de sainte qui défie les démons et les tourmenteurs...

 

Il la ménageait pourtant, l’ébranlait à peine d’un rythme doux, lent, profond... Elle entrouvrit les yeux : ceux d’Antoine, encore maître de lui, semblaient chercher Minne au-delà d’elle-même... Elle se rappela les leçons d’Irène Chaulieu, soupira « Ah ! ah ! » comme une pensionnaire qui s’évanouit, puis se tut, honteuse. Absorbé, les sourcils noueux dans un dur et voluptueux masque de Pan, Antoine prolongeait sa joie silencieuse... « Ah ! ah !... » dit-elle encore, malgré elle... Car une angoisse progressive, presque intolérable, serrait sa gorge, pareille à l’étouffement des sanglots près de jaillir...

 

Une troisième fois, elle gémit, et Antoine s’arrêta, troublé d’entendre la voix de cette Minne qui n’avait jamais crié... L’immobilité, la retraite d’Antoine ne guérirent pas Minne, qui maintenant trépidait, les orteils courbés, et qui tournait la tête de droite à gauche, de gauche à droite, comme une enfant atteinte de méningite. Elle serra les poings, et Antoine put voir les muscles de ses mâchoires délicates saillir, contractés.

 

Il demeurait craintif, soulevé sur ses poignets, n’osant la reprendre... elle gronda sourdement, ouvrit des yeux sauvages et cria :

 

« Va donc ! »

 

Un court saisissement le figea, au-dessus d’elle ; puis il l’envahit avec une force sournoise, une curiosité aiguë, meilleure que son propre plaisir. Il déploya une activité lucide, tandis qu’elle tordait des reins de sirène, les yeux refermés, les joues pâles et les oreilles pourpres... Tantôt elle joignait les mains, les rapprochait de sa bouche crispée, et semblait en proie à un enfantin désespoir... Tantôt elle haletait, bouche ouverte, enfonçant aux bras d’Antoine dix ongles véhéments... L’un de ses pieds, pendant hors du lit, se leva, brusque, et se posa une seconde sur la cuisse brune d’Antoine qui tressaillit de délice...

 

Enfin elle tourna vers lui des yeux inconnus et chantonna : « Ta Minne... ta Minne... à toi... » tandis qu’il la sentait enfin défaillir, froissée contre lui, moirée de frissons... »

 

Colette, L’Ingénue libertine (Paris: Albin Michel, 1991). Illustrations: photo Colette par Andor Kertész/portrait-dessin par Robert Michiell

 

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12/05/2015
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