André Gide et Jacques-Émile Blanche: 50 ans de correspondance, 50 ans de vacheries (de la part de Gide)
« Il y a chez J.-E. Blanche quelque chose de content, de facile, de léger, qui me cause un inexprimable malaise. Blanche a par trop d’atouts dans son jeu, et le plus singulier besoin de son esprit est de prouver à tous et à chacun qu’avec un seul atout de moins ce n’est plus la peine de vivre. Ses plus sincères phrases commencent par : « Je ne sais pas comment vous pouvez… » Sa maison est entourée d’un beau jardin : « Je ne sais pas comment vous pouvez habiter dans une rue. » Il passe en Normandie la belle saison : « Je ne sais pas comment vous pouvez passer l’été à Paris. »
Parfois cette commisération se dissimule. Il me demande où habitent à présent les Théo. Je réponds : « Rue Claude-Lorrain. » Et déjà dans sa façon de répéter : rue Claude-Lorrain ? dans son ton, dans l’interrogation ironique et douloureuse de ses sourcils – qui se relèvent inégalement, de sorte que celui de gauche trouve moyen de rester froncé tandis que celui de droite monte au ciel – on comprend qu’il pressent que la rue Claude-Lorrain doit être une rue inavouable, impossible, dans un tout à fait inhabitable quartier. Il ajoute : « Je ne connais pas. » (Or il connaît tout ce qu’il sied de connaître.) « Où est-ce ? »
- Elle donne dans la rue Michel-Ange, lui dis-je, sitôt après le viaduc d’Auteuil.
- Enfin : Billancourt. »
Cet « enfin », d’après le ton, signifie : « osez le dire », « avouez-le » et « c’est bien ce que j’attendais »… « Comment peut-on habiter Billancourt ? »
Si je devais écrire de nombreux romans, j’en occuperais un avec Blanche."
André Gide, 'Journal', 3 octobre 1916 (Paris: Gallimard, 1996)
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