* l'usine à rêves *
Le cinéma et la pipe (non, pas celle de Maigret)
J’ai beaucoup aimé Call Me By Your Name, cette histoire d’amour si touchante entre un jeune homme de dix-huit ans environ, attiré sexuellement et amoureusement par un Américain plus âgé qui vient passer l’été dans la belle propriété de famille, un étudiant de son père, archéologue.
Le fait que j’aie vu le film un jour de grisaille, en plein hiver, a été un facteur supplémentaire dans mon appréciation : quel plaisir que de se retrouver en Italie, dans une magnifique maison pleine de soleil et de musique, en plein été, un bel été chaud, qui prête à l’amour et où tous les sens sont en éveil !
Le scénario est de James Ivory, et ça se sent : le film m’a rappelé le magnifique Maurice qui, lui aussi, tournait autour de la passion et de la sexualité exacerbées par les différences et les interdits.
Mais, si je m’en souviens bien, dans Maurice pas de pipe, on évoquait ça assez rarement au cinéma, le siècle passé.
Il y avait du sexe, graphique ou pas, sensuel ou pas, mais les fellations étaient relativement rares, à part dans le porno.
Je trouve curieux cette obsession, aujourd’hui, liée à la fellation.
Est-ce que c’est parce que la cigarette, qui a fait les beaux jours du septième art au XXe siècle – au cinéma, que seraient Bogart ou Deneuve sans leurs éternelles cibiches – est aujourd’hui mal vue, ce qui expliquerait le succès actuel de la pipe ?
Quoi qu’il en soit, dans les films, aujourd’hui, la pipe c’est comme un passage obligé, peut-être parce que c’est facile à suggérer sans rien montrer réellement : on filme l’acteur ou l’actrice en train de s’agenouiller devant une braguette, puis on coupe pour filmer en gros plan le visage de l’acteur censé en bénéficier, et le tour est joué.
En l’occurrence, dans Call Me By Your Name, Elio, le jeune homme – excité parce qu’Oliver (le plus âgé) a commencé à lui faire une gâterie, puis s’est interrompu en lui disant qu’il aurait la suite plus tard –, va se masturber au grenier et, mangeant une pêche bien mûre, en ôte le noyau et se fait tout seul une fellation maison à coup de pêche.
Ça ne me serait jamais venu à l’idée.
Comme quoi, les fruits sont toujours conseillés.
Surtout les fruits du pêcher.
©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2018)
Quelle crise du cinéma ?
La cinquante-et-unième édition du Festival international du film fantastique de Sitges bat son plein, dans tous les sens du terme, et attire son lot de monstres sacrés (cette année Nicholas Cage, Tilda Swinton et Pam Grier) et de ‘frikis’ – version espagnole du ‘freak’ américain, le freak, c’est chic – déguisés en créatures de toutes sortes, sans compter la traditionnelle ‘Zombie Walk’.
On vient de loin pour ce défilé et pour danser sur le ‘Thriller’ de Michael Jackson avec pustules, cicatrices sanglantes, crâne aux cheveux arrachés, yeux désorbités ou étoilés ou tigrés (un ami opticien m’a convié, ravi, que ce jour-là la vente de lentilles de contact fantaisie « marchait très fort »).
Il est très bien ce festival, et rappelle à tous les cinéphiles que parler de crise du cinéma est tout relatif : la catégorie ‘slasher’, film à budget modéré comprenant zombie, possession démoniaque, fantôme, vampire, loup-garou, extraterrestre, massacre à la tronçonneuse ou psychopathe – c’est cumulable, il y a des fantômes psychopathes ou des zombies extraterrestres – est extrêmement rentable.
Et ce cinéma-là ne connait pas de frontières et est apprécié partout. D’autres cinématographies y sont passées maîtres, la chinoise, la japonaise, la coréenne, et dans ce cinéma « de genre » – comme on parlerait de roman d’amour, de roman terroir ou de roman policier – se côtoient aussi bien des superproductions aux budgets stratosphériques que le film artisanal mais malin (et quelquefois diabolique).
C’est ce que je me disais en faisant la queue l’autre soir devant le vieux cinéma ‘El Retiro’ de Sitges – sièges de velours bleu cobalt, balcons, fresques, ça existe encore ! – pour assister pendant quatre heures non-stop à ‘Along With The Gods : The Two Worlds’ et sa suite ‘The Last 49 Days’, deux superproductions coréennes avec gros effets spéciaux, images léchées, aventure et humour.
Le premier volet date de 2017, le second de 2018, c’est du metteur en scène Kim Yong-hwa, et les deux ont été de très grands succès (mérités) en Corée comme partout ailleurs en Asie.
Dans une esthétique et un rythme trépidant qui va de ‘Matrix’ (pour le côté rock et les longs manteaux de cuir noirs) au Spielberg des ‘Aventuriers de l’Arche perdue’ pour les péripéties incessantes, c’est l’histoire très mélo aussi d’un pauvre pompier qui meurt en voulant sauver une mère et son enfant.
Il est appelé au Tribunal Bouddhiste où il doit répondre de ses actes devant les dieux et déesses juges de différents péchés (l’avidité, la paresse, la violence...). Condamné à d’horribles tourments éternels – la peine correspond au péché, c’est l’équivalent coréen du ‘contrapasso dantesco’ – par deux procureurs sans pitié mais incompétents, il a la chance d’être défendu par trois avocats commis d’office, deux hommes et une femme, qui en sont à leur énième réincarnation et qui, de leur côté, n’ont pas tout réglé dans leurs vies passées (au pluriel)...
On passe de la Corée hypermoderne à la Corée mythologique et on s’amuse beaucoup avec pleins de petits clins d’oeils anachroniques, sans compter les commentaires cyniques et désabusés des juges et des avocats de l’au-delà, ce même humour qu’on trouve, par exemple, dans le texte parlé de La Flûte Enchantée (les geôliers de Papageno se plaignent qu’on leur envoie n’importe quoi), et qui fonctionne sur le même schéma : des étapes à franchir pour prouver que l’âme d’un possible pécheur en série vaut la peine d’être épargnée.
On pense aussi, à cause des fonctionnaires célestes mais tatillons – rond-de-cuir on nait, rond-de-cuir on renait – à l’’Orphée’ et au ‘Testament d’Orphée’ de Cocteau et on se dit que les cultures en apparence éloignées fonctionnent de la même manière, les vertus et les vices se ressemblant comme deux gouttes d’eau.
Après quatre heures d’évasion dans des paysages spectaculaires – plaines infinies où surgissent des dinosaures, chutes d’eaux vertigineuses, mers peuplées d’énormes et sanguinaires piranhas, déserts rouges, glaciers infranchissables, cratères où flottent d’énormes rochers... – qui alternent avec des scène de pur et bon gros mélodrame, on se dit qu’un certain cinéma n’a rien perdu de ce qui faisait l’attrait de sa jeunesse et de son âge d’or, où la nécessité commerciale n’était pas en contradiction avec le savoir-faire, la qualité de l’histoire et celle de l’image.
Le cinéma est peut-être en crise, mais le bon vieux cinoche, même quand il filme des morts-vivants, se porte comme un charme. Comme quoi certains maléfices peuvent apporter de gros bénéfices.
©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018).
Le cinoche, art kolossal
Dans l’avion, deux sièges plus loin sur ma gauche – je suis assis au 6D, côté droite du couloir –, il y a un jeune Chypriote qui regarde 'XXX : Reactivated', un film de D. J. Caruso.
C’est une de ces superproductions pour le marché international : au côté du chauve et stéroïdé Van Diesel on trouve, entre autres, Samuel L. Jackson, Donnie Yen (un acteur acrobate chinois) Deepika Batukone (une magnifique actrice indienne) et le footballeur brésilien Reymar (oui, celui qui vaut 222 millions d'euros), afin de ratisser large, multiracial et multiculturel.
C’est un film d’action avec beaucoup d’effets spéciaux, notamment une longue cascade (virtuelle) de Van Diesel, perché sur une antenne dont il vole la base de données. Il est pris au piège, mais fixe des miniskis à ses souliers, se laisse tomber dans le vide, passe au-dessus des soldats qui l’entouraient, puis glisse dans une sorte de forêt vierge comme si c’était de la neige, slalomant entre les arbres, sautant sur des toits de cabanes. Puis, à un certain moment, il échange ses skis contre un skateboard et continue sa descente jusqu’à une sorte de marché de village.
Dans une autre scène, il y a une sorte de réunion de la CIA dirigée par une méchante blonde au regard d’acier et au rictus amer. Sont intercalées des scènes où l’on voit le Chinois courir sur un toit, puis sauter dans le vide et atterrir, à travers la fenêtre qu’il brise de tout son corps, dans la réunion de la CIA (il tue à peu près tout le monde).
Dans le fond, le cinéma n’a pas tellement changé : déjà, au temps du muet, cette industrie culturelle proposait à la fois des superproductions spectaculaires, péplums, films historiques, etc... ('Cabiria' en Italie, 'Metropolis' en Allemagne, 'Intolerance' ou 'Ben-Hur' aux États-Unis), mais aussi des comédies et des films d’art et d’essai.
Et ce n’est pas sûr que les films d’art et d’essai soient les plus artistiques : après tout, c’est le médium qui veut ça, du spectaculaire, du grossissement, même dans les films intimistes. Les meilleurs films, c’est à dire les films les plus « artistiques », les plus créatifs, sont peut-être ceux qui savent jouer sur cet instrument-là, avec ingéniosité, en utilisant au mieux les ressources du médium.
Pas sûr, par exemple, que 'La Belle et la Bête' de Cocteau ait été conçu au départ comme un film d’art et d’essai, c’est plutôt qu’il voulait raconter ce conte de fée, le rendre magique à l’écran avec le peu de moyens dont il disposait.
Charlie Chaplin, admiratif, lui avait demandé quel trucage il avait utilisé pour la scène où la belle parcourt en glissant un très long couloir, et avait été émerveillé d’apprendre que Cocteau avait tout simplement mis son actrice sur une sorte de skateboard qui était tiré hors champ, les longs rideaux flottant tout le long du couloir faisant le reste.
De même, que d’astuces pour 'Orphée' ou pour le 'Testament d’Orphée', ces miroirs qu’on traverse, cette « zone » si épaisse dans laquelle on marche lentement, aussi spectaculaires qu’une course poursuite de western ou qu'un film de science-fiction, l’essentiel étant d’avoir quelque chose à exprimer (une personnalité, un univers).
Dans la série des 'Batman', ceux de Tim Burton avec Jack Nicholson ou avec Jim Carrey atteignent des sommets dans l’expressionnisme. C’est dû à cette conjonction d’artifices (des décors, des studios, des acteurs) et d’intensité, dans le montage, et l’adéquation entre l’univers qui est montré et les moyens techniques utilisés.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
Les versions doublées des classiques
Le problème avec les versions doublées en français des classiques du cinéma, c'est que pour les vieux films la diction des comédiens français de l'époque est devenue vieillotte à nos oreilles.
Il n’y a qu’à écouter le doublage de Marilyn Monroe dans Les Hommes préfèrent les blondes pour se rendre compte du désastre : la bande originale (et la voix de Marilyn) se bonifient, alors que la version doublée, elle, reste terriblement datée dans sa diction, sa préciosité, son ton. On comprend tout à fait que les nouvelles générations, si elles n’ont accès qu’à ces versions doublées, à la télévision notamment, trouvent tout ce cinéma bien vieillot
Il y aurait un vrai travail de « redoublage » à faire sur tous les grands classiques du cinéma mondial, comme on retraduit régulièrement les œuvres littéraires pour en rendre une version plus proche de ce à quoi nous sommes habitués aujourd’hui.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2016).