sergiobelluz

sergiobelluz

* au concert *


Avec le pianiste Laurent Martin, les compositrices ont la touche

Le Français Laurent Martin, pianiste exquis et musicologue émérite spécialisé dans le répertoire du XIXe dont il est un des grands artisans du renouveau – on ne compte plus ses enregistrements, ni les récompenses, dont un Diapason d’Or en 2010 – démontre à chacun de ses récitals combien les artistes femmes, les musiciennes parmi elles, ont été terriblement sous-estimées non seulement dans tous les ouvrages de musique, mais aussi chez les éditeurs de partitions.

 

On se dit que la critique musicale est non seulement à majorité masculine, mais à majorité macho.

 

C’est ce que prouvait à nouveau son superbe et passionnant récital dimanche 18 novembre à la salle de concert de l’École de Musique Atempy à Yverdon-les-Bains autour des grandes compositrices françaises, depuis la pré-romantique Hélène de Montgeroult, jusqu’aux modernes Armande de Polignac et Blanche Selva, en passant par les compositrices fin-de-siècle Cécile Chaminade et Mel Bonis.

 

D’Hélène de Mongeroult (1764-1836), Laurent Martin nous a fait entendre six Études absolument extraordinaires d’inventivité, d’intelligence et de musicalité.

 

D’Armande de Polignac (1876-1962), nièce des célèbres mécènes Winetta et Edmond de Polignac - commanditaires éclairés du Renard de Stravinsky (sur une adaptation de Ramuz), du Socrate de Satie ou du célèbre Concerto pour deux pianos de Poulenc – on a pu apprécier, surprenants dans leur variété, les six Préludes, ainsi qu’un magnifique Nocturne, inédit à ce jour, et que nous avons eu le privilège d’entendre en avant-première.

 

Évidemment, la charmante et charmeuse Cécile Chaminade (1857-1944) a enchanté tout son (beau) monde, en particulier sa Lisonjera (La Flatteuse) telle une habanera habillée en Worth, Doucet ou Lanvin, qui a dû faire les délices des grands salons bourgeois où se produisait la pianiste-compositrice.

 

Pour ce qui est de Blanche Selva (1884-1942), qui a été une célèbre pianiste de concert (des enregistrements ont été récemment réédités) et une pédagogue de renom, ses deux compositions intitulées Cloches au soleil  et Cloches dans la brume sont épatantes de recherche formelle et d’expression.

 

La dernière compositrice que nous a présentée Laurent Martin est Mel Bonis, de son vrai nom Mélanie Hélène Bonis (1858-1937), dont il a joué une tendre Berceuse dédiée à la toute jeune Clara, née il y a quelques semaines et présente dans la salle, ainsi que Desdémone, Églogue, Ballabile (un « dançable », aux sonorités ibériques qui rappellent certains morceaux de Chabrier).

 

Une profonde et touchante Cathédrale blessée concluait le programme, que Mel Bonis, très pieuse, a composée suite au bombardement de la Cathédrale de Reims en 1914 et qui aurait pu s’intituler Requiem pour une Cathédrale défunte tant on y sent la tristesse profonde de la musicienne.

 

Laurent Martin est d’ailleurs un spécialiste de cette compositrice, qu’il a fait revivre pour l’enregistrement et par de nombreux concerts un peu partout.

 

Ce magnifique récital, agrémenté des explications du pianiste, qui a présenté à la fois les compositrices et commenté les pièces jouées, a été une vraie leçon de musique dans tous les sens du terme.

 

Un grand merci à Élodie Favre et à son mari Bernardo Aroztegui, responsables de l’École de musique Atempy d’Yverdon-les-Bains, pour l’organisation de cette soirée dans le cadre étonnant d’anciennes usines aux vastes volumes où, ce soir-là, c’est de la beauté qu’on manufacturait – et avec ces compositrices et le talent de Laurent Martin, il y en avait à revendre.

 

©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018)

 

IMG_20181118_182203.jpg

 

Laurent Martin.jpg


19/11/2018
0 Poster un commentaire

Avec Brigitte Balleys et Lionel Monnet, ‘Le Voyage d’hiver’ de Schubert fait chaud au coeur

Toute la beauté d’un luxueux début d’automne hier, à Saxon, en Valais : un coucher de soleil éclatant qui éclairait les vignes mordorées, un peu de vent pour faire bruisser les arbres, quelques grappes de raisin noir comme un rappel de l’été qui s’en va....

 

Un après-midi idéal pour se plonger dans la sublime mélancolie du ‘Winterreise’ (1827) de Schubert que proposait hier, dimanche 21 octobre, la mezzo-soprano suisse Brigitte Balleys accompagnée par le pianiste Lionel Monnet dans le cadre parfait de Consonance, un espace de concert et un studio d’enregistrement créés et gérés par le pianiste et son épouse depuis 2013.

 

Ce ‘Voyage d’hiver’ a été passionnant à plus d’un titre : si les vingt-quatre poèmes de Wilhelm Müller sur les déboires amoureux du poète ont été à l’origine composés pour voix de ténor, les barytons en ont fait un des classiques de leur répertoire et c’est tout à l’honneur de la grande mezzo Brigitte Balleys de relever le défi et d’en proposer sa version, avec toute la précision et l’intelligence du texte qu’on lui connait.

 

Sa méthode ? Préparer le terrain, expliquer au public les états d’âme, les émotions, les changements d’humeur du poète, sa tristesse, son amertume, son désespoir saupoudrés d’une touche passagère d’illusion et de fausse gaieté.

 

Et ce qui devait être un énième récital du ‘Winterreise’ est devenu une soirée passionnante où Brigitte Balleys la Charmeuse a mis tout son monde dans sa poche avec sa spontanéité et sa générosité ordinaires.

 

Le public – une salle pleine et pas forcément de connaisseurs – suivait avec attention, conquis à la fois par la beauté sombre de ce cycle de Lieder et par la personnalité, l’expressivité et la voix chaude, intime de Brigitte Balleys, si nuancée, si juste à chaque fois.

 

L’accompagnement de Lionel Monnet était à la hauteur, d’une très grande souplesse, d’une très grande sensualité magnifiée par la magnifique sonorité du Steinway de concert qui redonnait à la musique de Schubert toute sa volupté sombre.

 

C’est assez rare d’assister à un récital qui dit quelque chose, qui communique quelque chose, qui va au-delà du pot-pourri servant à mettre en valeur les interprètes – souvent au détriment des œuvres – et c’est tout l’art de l’étonnante Brigitte Balleys de casser les codes formels pour redonner la place d’honneur à la musique et à la poésie et pour transmettre toute la beauté sombre de ce ‘Winterreise’.

 

©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018).

 

Brigitte Balleys Lionel Monnet 01.jpg

 

IMG_20181021_170148.jpg

 

 

 

 


22/10/2018
0 Poster un commentaire

Jordi Savall: Ibn Battuta, sans tambour ni trompette, mais avec viole de gambe

C'est avec l'écrivain globe-trotter Ibn Battuta (1304-1377), mis en musique par Jordi Savall et son ensemble Hespèrion XXI, que le festival GREC, le Festival de Théâtre de Barcelone, s'est conclu sur la scène du magnifique amphithéâtre à la grecque situé sur la colline du Montjuïc.

 

Un très beau concert où, entre deux extraits du passionnant journal de voyage d'Ibn Battuta - le Maroc (il est né à Tanger), le Mali, l'Égypte, Jérusalem, Damas, La Mecque, l'Irak, l'Iran, le Yémen, Zanzibar, Oman, le Golfe Persique, l'Anatolie, la Crimée, Constantinople et l'Asie Centrale - on entendait les musiques qui l'avaient peut-être accompagné, des 'Taksim', ces magnifiques improvisations méditatives, et des airs religieux musulmans, des chants ottomans, des mélodies traditionnelles de Turquie, de Syrie, du Yémen ou d'Afghanistan, de la musique byzantine en grec, des danses soufies, le tout interprété sur les instruments de ces régions par des musiciens virtuoses, Jordi Savall et sa viole de gambe compris.

 

Un triomphe pour ce catalan qui a fait de la musique l'instrument de la compréhension et de la tolérance.

 

Malgré la chaleur étouffante, que mon bel éventail flamenco blanc à pastilles noires allégeait à peine, tout le monde a répondu à cette passionnante invitation au voyage exotique en terres orientales.

 

Personnellement, ça m'a rappelé de très belles visites et de délicieuses rêveries à Istanbul, à Konya, en Anatolie, dans ce monde musulman sensuel et rythmé par les appels à la prière.

 

Un spectacle à la fois littéraire et musical qui nous rappelle que Marco Polo, mort dans ces années-là, n'a pas été le seul à traverser le monde et que le monde musulman, alors, était dans son âge d'or, l'arabe étant parlé, comme l'anglais aujourd'hui, dans presque toutes les régions qu'à visitées Ibn Battuta.

 

En histoire, tout est relatif, tout est cyclique.

 

©Sergio Belluz, 2017,  le journal vagabond (2017)

 

2017 07 31 Jordi Savall Ibn Battuta.jpg


05/08/2017
0 Poster un commentaire

En musique, les minimalistes Serge Vuille et Steve Reich en font un max.

Ce qu’il y a de bien avec la musique contemporaine présentée dans un cadre autre que le circuit des salles de concerts traditionnelles, c’est que les lieux étant sans connotation particulière – en l’occurrence l’ancien cinéma de Bourg à Lausanne, devenu café-théâtre et scène de rock –, et les pièces étant nouvelles ou leurs partitions méconnues, cela permet à un public varié, nombreux (une salle archipleine), curieux et jeune (25 ans en moyenne) d’écouter et d’apprécier les œuvres sans a priori aucun, l’écoute régulière de world music (africaine et afro-cubaine en particulier) ou de musique techno dans ses différentes variantes (‘trance’, ‘jungle’, ‘tribal’…), qui ont un fonctionnement similaire, leur permettant d’entrer peut-être plus facilement dans la musique dite minimaliste.

 

Ce qu’il y a de bien aussi, c’est que les jeunes musiciens qui interprètent ce répertoire, parce qu’ils créent des œuvres de leur temps, des œuvres qui ne sont pas ancrées dans une longue tradition, et parce qu’ils le font non pas déguisés ou engoncés dans des smokings d’un autre âge, mais en jeans, baskets, tee-shirts ou pulls marins, ont toute liberté pour laisser éclater sans crainte leur énergie, leur créativité et leur talent.

 

C’est ce que je me disais, ce mercredi 15 mars 2017, en assistant – et en faisant remonter la moyenne d’âge –, au fabuleux concert du collectif ‘WeSpoke’ (la contraction de ‘we speak’, on en parle, et de ‘bespoke’, sur mesure), en collaboration avec la classe de percussions de la Haute École de Musique de Lausanne (HEMU) dirigée par le brillant percussionniste et compositeur suisse Serge Vuille, qui présentait au Café-Théâtre de Bourg sa création ‘Bristol Surprise (2017) ainsi que ‘Drumming’ (1971) du compositeur américain Steve Reich.

 

Un grand bravo à Serge Vuille pour la cohérence d’un programme qui se donnait pour ambition, à travers ces deux œuvres, de faire connaître, à cinquante ans d’intervalles, deux points de vue sur un aspect fondamental de la musique contemporaine, en particulier de la musique dite ‘minimaliste’ : l’utilisation de la répétition d’une même séquence musicale avec variations, ce qui a permis à la fois de revenir à la mélodie après des années de musique atonale et de renouveler des pratiques musicales très anciennes, que ce soient les séquences liturgiques – l’italien Luciano Berio (1925-2003) s’y est aussi illustré dans ses ‘Sequenze’ – ou les variations sur un même thème (les Variations Goldberg de Bach, par exemple), ou encore les nombreuses reprises da capo des compositeurs du XVIIIe.

 

« Notre principe commercial : faire du neuf avec du vieux », écrivait très sincèrement Satie dans L’Esprit musical, une conférence donnée à Bruxelles et Anvers en 1924, ce Satie dont les célèbres ‘Gymnopédies’ pourraient aisément figurer dans une sorte de minimalisme avant la lettre, au même titre que Ravel et son Boléro (1928), qui fonctionne aussi par répétition et par variation. Mais c’est à partir des années 1970 que le minimalisme a donné ses œuvres les plus célèbres et les plus fascinantes, la musique du film ‘La Leçon de piano’ (1993) par le compositeur Michael Nyman, les opéras ‘Einstein On The Beach ‘ (1976) de Philip Glass ou ‘Nixon in China (1987) de John Adams, ou les extraordinaires souvenirs ferroviaires de Steve Reich dans ‘Different Trains’ (1988), des pièces puissamment lyriques, énergiques, envoûtantes.

 

'BRISTOL SURPRISE' DE SERGE VUILLE (2017): UN AUTRE SON DE CLOCHE

 

Le programme commençait par la création du magnifique ‘Bristol Surprise (2017) de Serge Vuille, une composition pour 12 percussionnistes, bande et vidéo, inspirée d’une tradition anglaise : la sonnerie de cloches manuelle, celles de la Cathédrale Saint-Paul, de Londres, où 12 sonneurs, qui suivent une partition chiffrée très précise, tirent à intervalles réguliers la corde de la cloche dont ils sont responsables.

 

Les musiciens du collectif ‘WeSpoke’, répartis dans la salle avec chacun un rectangle de métal de différente tonalité, répètent d’abord l’un après l’autre à haute voix un nombre qui correspond au chiffrage de la partition anglaise des sonneurs de Saint-Paul, les chiffres scandés se répondant – un effet magnifique qui rappelle les « One, two, three, four/One, two, three, four, five, six/One, two, three, four, five, six, seven, eight » du début d’ ‘Einstein On The Beach ‘ de Philip Glass.

 

En parallèle, une vidéo est projetée où l’on voit et où l’on entend les cloches de Saint-Paul, le son grave d’une des cloches, telle une basse continue, rythmant les autres en une pulsation régulière sur laquelle s’élèvent les sonorités des autres. Peu à peu, les musiciens de la salle sonnent de manière répétitive leur propre cloche, d’une note différente chacune, tout en répétant le chiffre qui leur est attribué, le tout répondant au son des cloches de Saint-Paul projetées en parallèle.

 

Progressivement le son des cloches sur l’écran s’amenuise jusqu’à disparaître, et les cloches de la salle prennent le relai, évoquant celles de l’écran, qui, peu après reprennent et accompagnent en un mouvement crescendo le son des cloches de la salle, jusqu’au moment où la vidéo et le son ralentissent et se décomposent majestueusement pour revenir peu à peu à la pulsation originelle et arriver au final sur les coups de la « basse continue ».

 

Une extraordinaire et superbe mise en abyme, de magnifiques effets d’échos et de répétition, sonore et visuelle, les cloches répondant aux cloches et les sonneurs aux sonneurs, et un très bel hommage à cette musique des cloches d’église, magiques, étranges même, et pourtant si familières.

 

'DRUMMING' DE STEVE REICH (1971), POUR RESTER DANS LE COUP

 

Dans la deuxième partie, Serge Vuille intervient cette fois en tant que percussionniste dans les différents mouvements du célèbre ‘Drumming’ de Steve Reich, une œuvre extraordinaire en quatre parties qui, adroitement articulées par de discrètes transitions, forment un tout continu, le premier mouvement comprenant quatre paires de bongos, le second trois marimbas et deux voix de femme, le troisième trois glockenspiels, un sifflet et un piccolo et le quatrième l’ensemble au complet.

 

C’est la version courte d’environ cinquante minutes qui a été jouée, et qui commence par une cadence simple et régulière sur un premier bongo, auquel, peu à peu, s’ajoutent les autres bongos, les sons graves faisant office à nouveau de basse continue, les sons aigus répondant aux graves, avec des accélérations et des ralentissements, tout en gardant la cadence, sur le modèle des percussions africaines, les nouveaux sons s’ajoutant aux anciens, et se démarquant du rythme de base pour créer de magnifiques syncopes

 

Dans le deuxième mouvement entrent les marimbas – un instrument très apprécié de Steve Reich, pour lequel il a aussi composé les superbes ‘Piano Phase’ (1967), ‘Six marimbas‘ (1993),  ‘Nagoya Marimbas’ (1994) et ‘Mallet Quartet’ (2009) –, alors que les tambours peu à peu disparaissent, en une discrète transition musicale : à nouveau, sur une base grave s’élèvent les notes plus aigües des autres marimbas, puis seule reste la pulsation des notes graves de la première marimba, avant que d’autres percussionnistes entrent en scène et se rajoutent à la musique.

 

Deux chanteuses entrent à leur tour et se joignent aux marimbas. Les voix crescendo decrescendo avec micro résonnent comme une percussion additionnelle, avec, sur une seule note, des séquences répétitives, qui apparaissent et disparaissent, comme une sorte de scat, un ‘tululu, tululu’ qui survole et ponctue les marimbas. Le mouvement s’achève sur les sons les plus aigus, la mélodie sur cinq notes disparaissant peu à peu, en une transition vers le troisième mouvement et l’entrée des glockenspiels, à quoi s’ajoutent peu à peu les sifflements rythmiques des chanteuses et le piccolo.

 

Le quatrième et dernier mouvement, reprend le rythme du tout début, avec tous les instruments cette fois, en un crescendo général jusqu’au paroxysme rappelant le fameux final du Boléro de Ravel, mais aussi les célèbres ‘strette’ des fins d’actes rossiniens. Le tout se conclut abruptement par un magnifique silence qui, après cette œuvre intense et envoûtante, cause un tonnerre d’applaudissement, ajoutant quelques percussions de plus à une soirée menée tambour(s) battant(s).

 

Merci à Serge Vuille et à toute son équipe qui ont fait de ce concert un événement : Fanny Anderegg, Julien Annoni, Camille Emaille, Constance Jaermann, Katelyn King, Julien Mégroz, Olivier Membrez, Mathis Pelaux, Lino Perdrix, Sacha Perusset, et Maruta Staravoitava.

 

Un grand merci aussi en passant à la direction du Café-Théâtre de Bourg de proposer cette résidence de musique contemporaine au collectif ‘WeSpoke’ qui a permis aussi d'écouter Pascal Auberson présenter une nouvelle création pour quatre percussionnistes et un piano à queue ouvert : quatre mains dedans et quatre dehors. Le collectif présente aussi deux pièces performatives presque silencieuses de Mark Applebaum et Cathy van Eck.

 

Lors d'un autre concert, et en collaboration avec le festival N/O/D/E, ‘WeSpoke’ a encore joué avec les notions d’électronique et d’analogique, équipés des instruments ‘faits maison’ de Simon Loefller et I-lly Cheng – respectivement machines à diapasons et bols d’eau résonnants.

 

©Sergio Belluz, 2017,  le journal vagabond (2017).

 

 

2008 Vuille Serge par Davide Gostoli.jpg

 

Photo : Serge Vuille ©Davide Gostoli


20/03/2017
0 Poster un commentaire

José Iturbi, pianiste latin lover.

C’est en fouillant dans mes disques que je retombe sur un magnifique enregistrement de L’Allegro de concerto de Granados joué par l’étonnant, l’extraordinaire pianiste José Iturbi (1895-1980), injustement oublié aujourd’hui : quelle intelligence ! Quelle précision ! quelle fougue ! quelle énergie ! – et quels souvenirs.

 

José Iturbi, c’est pour moi le masque blanc  - j'apprendrai plus tard que ce n'était pas José Iturbi - qui ornait le dessus de porte de mon professeur de piano, M. Cerf, dans son appartement de plain-pied, sur l’avenue de Rumine, à Lausanne.

 

C’était un grand salon où se trouvaient deux pianos à queues emboîtés l’un dans l’autre, dont l’un était couvert de partitions et de polars de la Série Noire, qu’affectionnait Pierre Cerf, 1er prix du Conservatoire de Genève, soliste des Concerts de Paris et « seul professeur enseignant à Lausanne la technique digitale de José Iturbi », dont il avait été l’élève.

 

M. Cerf était un homme déjà âgé, un peu replet, chauve avec de rares cheveux longs et filasses au bas du crâne, qui voletaient sur son cou quand il se mettait à jouer du piano.

 

Toujours en complet-veston-cravate avec épingle dorée, M. Cerf accueillait les dames à fourrure – les mères de ses élèves – avec un baisemain qui sentait sa galanterie parisienne. Quant à moi, qui n’avait pas de mère à fourrure, et qui venait seul à mes cours, j’avais pu accéder au saint des saints par l’entremise du compagnon de ma mère, un physiothérapeute qui soignait le pianiste et lui avait touché mot de mes velléités musicales.

 

Il aimait mes progrès rapides. À part les gammes quotidiennes et obligatoires, ainsi qu’une Toccata de Czerny, adaptée par M. Cerf, et qui servait d’échauffement des doigts (de longs accords sur lesquels il fallait s’appesantir), j’avais vite maitrisé les petites pièces de débutants – les sonatines de Clementi ou de Haydn – et j’avais sauté directement à la ‘Fantaisie en ré mineur de Mozart, avec ses arpèges majestueuses et mystérieuses du début, son grand et rapide presto avec trille du milieu, et son brillant final en quatre grands accords plaqués que je martelais déjà en futur grand virtuose potentiel (et avec tous les cheveux voletant nécessaires).

 

Enfin, ce fut Chopin, la spécialité de M. Cerf, ce Chopin qu’il avait longuement travaillé avec José Iturbi, réputé pour sa technique « virile » (par contraste, sans doute, avec les interprétations salonnardes, éthérées ou faussement désabusées du Chopin pour femmes du monde), et son jeu « à la française », ses poignets hauts brisé, son jeu « perlé ».

 

Nous avions commencé par la ‘Valse de l’adieu’ (op. 69 no 1), pleine de mélancolie entrecoupée de passages joyeux, puis étions passé à la ‘Valse (op.64 No 1), difficile techniquement, dont les ‘acciaccature’ sur des croches suivies de doubles croches du début me donnaient du fil à retordre, mais dont j’aimais la sonorité des grandes gammes chromatiques descendantes, puis la ‘Valse du petit chien (op. 64 No 2), dont j’adorais la rapidité et les sautillements (je le voyais bien, ce petit roquet en train de courater dans la rue et de japper joyeusement autour de son maître).

 

Les dédicaces de Chopin, « Pour Mlle Marie », « À Madame la Baronne Nathaniel de Rothschild », « À Madame la Comtesse Delphine Potocka » que je lisais sur chacune de mes partitions, me faisaient entrevoir tout un monde exotique et mondain qui était d’autant plus fascinant pour moi que je venais d’une famille pauvre et roturière.

 

Et nous étions arrivés à ce magnifique ‘Nocturne’ (op. 37 No 1), dont le début et la fin, un ‘lento sostenuto‘ solennel, méditatif et virtuose à la fois, avec ses rapides cadences chromatiques, entoure un majestueux ‘choral’, c’est ainsi que le dénommait M. Cerf, à cause des lents accords ‘piano’ qui créent un effet de son d’orgue, effet accentué encore par l’usage de la pédale de résonance sur l’accord puis relevée entre chaque accord, un truc que M. Cerf avait hérité de son maître José Iturbi.

 

Ce José Iturbi, et ce masque blanc que je voyais depuis le piano (on tournait le dos à la rue, toute floue derrière les rideaux de la grande fenêtre), me fascinaient. Ce nom, dont je ne savais pas encore l’origine basque, avait un air mystérieux de Grand Maître que le masque austère accentuait encore.

 

Bien plus tard, c’est vivant et à la télévision que j’avais revu José Iturbi, le vrai, et que j’avais appris que c’était une très grande star aux États-Unis, et pas seulement dans les salles de concert, mais aussi à Hollywood, où Iturbi faisait concurrence à Oscar Levant (l’autre pianiste virtuose star de cinéma) dans des films comme A Song to Remember (où il était les mains de Chopin lui-même), mais aussi dans Holiday in Mexico ou dans A Thousand Cheers avec Gene Kelly, des superproductions où il interprétait ce qu’il était, un pianiste virtuose, une virtuosité décuplée par l’emphase américaine qui le faisait apparaitre, en Technicolor et par la technique du split screen, en train de jouer fougueusement en un très grand nombre d’exemplaires.

 

Et c’était, comme toujours, cette incroyable émotion que provoquent en moi les chaines d’artistes, dont on ne parle jamais, cette transmission de savoir, de discipline, de connaissance, qui passent de maître à élève sur plusieurs générations et dont tous les grands pianistes, les grands danseurs, les grands chanteurs d’aujourd’hui sont les héritiers.

 

Les maîtres disparaissent, leur enseignement continue à vivre, ce quelque chose d’ineffable, la somme d’une vie de discipline, de travail, de passion qu’on lègue au suivant, qui la préserve et l’augmente de sa propre discipline, de son propre travail, de sa propre passion et de sa propre expérience, puis la passe ensuite à d’autres.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2015).

 

1980 José Iturbi.jpg


22/12/2015
4 Poster un commentaire