* Stefan Zweig *
Stefan Zweig et l’insomniaque
Ma nuit de sommeil, commencée vers 22.00, a été interrompue vers 3 heures du matin, impossible de me rendormir avant 4 heures.
J’en ai profité pour terminer La Confusion des sentiments de Stefan Zweig, sur ce jeune homme qui, sans le savoir, s’enamourache de son professeur spécialiste de Shakespeare – ce n’est pas anodin, il y a un lien avec le côté brut, sauvage, profondément humain du théâtre élisabéthain – ledit professeur étant en apparence lunatique et changeant, faisant alterner chez son élève moments d’angoisses et de dépressions avec moments de joie totale.
Le professeur finira par dire sa vérité : qu’il est tombé amoureux de ce jeune homme, qu’il est homosexuel, qu’il a eu beau se marier, ça n’a rien changé à sa condition, dont il a souffert depuis son enfance au collège jusqu’à cette rencontre, une condition qu’il avoue pour la première fois à ce jeune homme qui ne sait pas quoi faire de cet aveu et ne réagit pas comme il aurait dû le faire, bloqué par les conventions.
Le narrateur de l’histoire, c’est ledit jeune homme, devenu lui-même un homme mûr, qui se remémore cet amour et les étapes de cet amour liées à ses années de jeunesse et de formation.
Comme toujours chez Zweig – j’en ai parlé à propos d’un recueil de ses nouvelles qui réunissait Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue et La Ruelle au clair de lune – je trouve qu’il y a cet attrait pour les comportements déviants, pour le voyeurisme, pour les relations perverses et sadomasochistes, et l’impact qu’elles ont sur des personnages très étriqués, très conditionnés, très « Viennois », dans leur peur de la sexualité et du sexe.
On se dit que ce n’est pas pour rien que Freud est précisément apparu dans cette société-là, ce qui fait, par exemple, que le protagoniste est tiraillé par des sortes de crises d’hystérie – qui nous semblent bien vieillottes aujourd’hui... – qui rappellent presque les tourments du « Sturm und Drang » pourtant très antérieurs à Zweig.
À sa parution, le roman a sans doute dû sembler très osé et a le mérite de parler d’homosexualité de manière très objective, presque scientifique, en tout cas sans jugement moral, tout en reprenant le schéma Maître-Disciple qui confine, chez Zweig, au modèle Maître-Esclave des jeux de rôles sadomasos.
Mais pour moi il y a quand même toujours, chez Zweig – et c’est ce qui me rebute chez lui, et que je retrouve aussi dans les nombreuses adaptations cinématographiques de ses œuvres – ce côté voyeur guindé qui ressemble beaucoup à ce que Mauriac disait à propos de Julien Green : « Un jeune homme qui assiste aux orgies avec des gants. »
©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2019)
Stefan Zweig, le bourgeois guindé qui s'encanaille
Hier soir, terminé de lire 'Amok' de Stefan Zweig, un recueil de trois nouvelles - 'Amok ou le fou de Malaisie', 'Lettre d'une inconnue' et 'La Ruelle au clair de lune' - autour de la passion amoureuse, ou plutôt de la névrose amoureuse.
Je reconnais la patte de Zweig, sa fascination pour la 'possession' amoureuse, et un certain sadomasochisme (toutes les nouvelles traitent de cet 'Amok', de cette 'folie' impossible à contenir).
Je trouve, comme toujours qu'il y a quelque chose de profondément 'Mitteleuropa' dans cette manière d'envisager, d'écrire et de décrire la dépendance amoureuse, quelque chose de Viennois, peut-être, et de bourgeois viennois, même.
Il y a des domestiques, des hommes de lettres oisifs qui voyagent et qui sont fascinés par un certain type de vulgarité sensuelle chez les femmes qui sont évoquées, ou par des relations de domination sexuelle d'un être sur un autre, un thème qu'on retrouve aussi chez d'autres auteurs de la même génération et du même groupe littéraire 'Jeune Vienne', notamment Arthur Schnitzler dans 'La Ronde' (dont Max Ophüls a magnifié la beauté perverse) ou 'La Nouvelle rêvée' (dont Kubrick a raté l'adaptation en plaçant son film 'Eyes Wide Shut' dans un New York contemporain).
J'y reconnais ce même voyeurisme fasciné et craintif de l'homme éduqué devant la sexualité.
C'est sûr, les notations sont fines, la description de la dépendance amoureuse, de la soumission, est très juste, chez Zweig. Mais en même temps, il y a toutes ces conventions narratives qu'on a lues mille fois (le narrateur rencontre quelqu'un qui lui raconte une histoire qui devient la narration, le récit dans le récit...) et puis il y a le côté désuet de cette fascination pour le morbide, qui tient aux circonstances, disparues aujourd'hui.
Ce qui avait de l'importance, alors, c'était le contraste entre une société collet-monté et un dérèglement des sens, un contraste qu'on a de la peine à ressentir aujourd'hui, qui nous parait désuet, presque comme si on regardait une photo d'ancêtres, couleur sépia ou noir et blanc, où l'on distingue, par les vêtements, par les accessoires (chapeaux, guêtres, cannes...), par la pose, par le sérieux des visages, certaines conventions, certaines attitudes, certaines postures devenues absurdes, légèrement grotesques, en tout cas très outrées et très futiles.
Il n'y a pas ce problème avec la tragédie grecque ou les romans dont l'écriture est concentrée sur des destins, plutôt que sur des comportements, les comportements étant, par la force des choses, conditionnés par des conventions sociales.
Il y a un côté bourgeois guindé qui s'encanaille, chez Zweig - et sans l'humour débridé de Feydeau, hélas.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).