sergiobelluz

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* Casanova *


Casanova en Suisse : demain, j’arrête les filles. Ou pas.

On ne le répétera jamais assez : par la grâce d’un style qui doit son charme à une personnalité, une éducation, une intelligence, une fantaisie, un goût, une sensualité et une gourmandise tout italiennes, et par ses étonnantes capacités d’adaptation et d’observations, le Vénitien Casanova est un des plus grands écrivains d’expression française.

 

Dans sa célèbre Histoire de ma vie, écrite directement en français – et que je recommande de lire dans l’excellente édition parue en trois volumes dans la collection Bouquins Laffont –, c’est toute une Europe libre et libertine qui est décrite par ce voyageur et séducteur incorrigible, et cet observateur hors pair.

 

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 Giacomo Casanova par son frère Francesco

 

Évidemment, en chemin pour l’Italie ou l’Autriche, il est passé plusieurs fois par la Suisse, notamment en 1760 où – un moment de blues vite passé, heureusement, sinon nous n’aurions pas ses Mémoires – il a eu la tentation de rentrer dans les ordres…

 

CASANOVA ENTRE DEUX BAISES

 

« Une heure après être sorti de la ville [Zurich], je me trouve entre plusieurs montagnes ; je me serais cru égaré, si je n'avais pas vu toujours des ornières, qui m'assuraient que ce chemin-là devait me conduire dans quelque endroit hospitalier. Je rencontrais à chaque quart d'heure des paysans ; mais je me faisais un plaisir de ne prendre d'eux aucune information.

 

Après avoir marché six heures à pas lents, je me suis vu tout d'un coup dans une grande plaine entre quatre montagnes. J'aperçois à ma gauche en belle perspective une grande église attenante à un grand bâtiment d'architecture régulière, qui invite les passants à y adresser leur pas. Je vois, m'y approchant, que ce ne pouvait être qu'un couvent, et je me réjouis d'être dans un canton catholique [Schwytz]. J'entre dans l'église ; je la vois superbe par les marbres et par les ornements des autels, et après avoir entendu la dernière messe, je vais dans la sacristie où je vois des moines bénédictins.

 

Un d'entre eux qu'à la croix qu'il portait sur la poitrine je prends pour l'abbé, me demande si je désire voir tout ce qu'il y avait de digne d'être vu dans le sanctuaire sans sortir de la balustrade ; je lui réponds qu'il me fera honneur et plaisir, et il vient lui-même accompagné de deux autres me faire voir des parements fort riches, des chasubles couvertes de grosses perles et des vases sacrés couverts de diamants et d'autres pierreries.

 

EINSIEDEDELN, UNE ÉGLISE SACRÉE PAR JÉSUS LUI-MÊME

 

Comprenant fort peu l'allemand et point du tout le patois suisse qui est à l'allemand comme le gênois à l'italien, je demande en latin à l'abbé si l'église était bâtie depuis longtemps, et il me narre en détail l'histoire, finissant par me dire que c'était la seule église qui avait été sacrée par J.-C. même en personne.

 

Il observe mon étonnement, et pour me convaincre qu'il ne me disait que la pure et simple vérité, il me conduit dans l'église, et il me montre sur la surface du marbre cinq marques concaves que les cinq doigts de J.-C. y avaient laissées lorsqu'il avait sacré l'église en personne. Il avait laissé ces marques pour que les mécréants ne pussent pas douter du miracle, et pour débarrasser le supérieur du soin qu'il devait avoir de faire venir l'évêque diocésain pour la sacrer.

 

Le même supérieur avait appris cette vérité par une divine révélation en songe qui lui disait en termes clairs de n'y plus penser, car l'église était divinitus consecrata et que c'était si vrai qu'il verrait dans le tel endroit de l'église les cinq concavités. Le supérieur y alla, les vit, et remercia le Seigneur. »

 

LA VIE DE MOINE EN SUISSE

 

Casanova poursuit, dans le chapitre suivant, intitulé, dans ce merveilleux style des titres de chapitre à rallonge :

 

Je prends la résolution de me faire moine. Je me confesse. Délai de quinze jours. Giustiniani capucin apostat. Je change d'idée ; ce qui m'y engage. Fredaine à l'auberge. Dîner avec l'abbé

 

« Cet abbé, enchanté de la docile attention avec laquelle j'avais écouté son fagot, me demanda où j'étais logé, et je lui ai répondu nulle part, car en arrivant de Zurick [sic] à pied j'étais entré dans l'église. Il joint alors ses mains et les élève en regardant en haut, comme pour remercier Dieu de m'avoir touché le cœur pour aller en pèlerinage porter là mes scélératesses, car à dire vrai, j'ai toujours eu l'air d'un grand pécheur. Il me dit qu'étant midi, je lui ferais honneur en allant manger la soupe avec lui, et j'ai accepté.

 

Je ne savais pas encore où j'étais, et je ne voulais pas le demander, bien aise de laisser croire que j'étais allé là en pèlerinage exprès pour expier mes crimes. Il me dit chemin faisant que ses religieux faisaient maigre, mais que je pourrais manger gras avec lui, puisqu'il avait obtenu un bref de Benoît XIV qui lui permettait de manger gras tous les jours avec trois convives. Je lui ai répondu que je participerai volontiers de son privilège.

 

L’ÂME ET L’ESTOMAC (ET INVERSEMENT)

 

D'abord entré dans son appartement il me montra le bref en cadre couvert d'une glace, qui était au-dessus de la tapisserie, vis-à-vis de la table, exposé à la lecture des curieux et des scrupuleux. N'y ayant que deux couverts, un domestique à livrée en mit vite un autre. - "Je dois avoir, me dit-il d'un air modeste, une chancellerie parce que, en qualité d'abbé de Notre-Dame d'Einsiedel [sic], je suis aussi prince du Saint-Empire romain." J'ai respiré. Je savais à la fin où je me trouvais, et j'en étais enchanté car j'avais lu et entendu parler de Notre-Dame des Ermites. C'était le Loretto d'en deçà des monts.

 

À table, l'abbé prince crut de pouvoir me demander de quel pays j'étais, si j'étais marié, et si je comptais de faire le tour de la Suisse, en m'offrant des lettres partout où je voudrais aller. Je lui ai répondu que j'étais vénitien et garçon, et que j'accepterais les lettres dont il voulait m'honorer après que je lui aurais dit qui j'étais dans une conférence que j'espérais d'avoir avec lui, où je lui communiquerais toutes les affaires qui regardaient ma conscience.

 

Voilà comme je me suis engagé à me confesser à lui sans en avoir eu la pensée avant l'instant. C'était ma marotte. Il me paraissait de ne faire que ce que Dieu voulait, lorsque j'exécutais une idée non préméditée tombée des nues. Après lui avoir ainsi dit assez clairement qu'il allait être mon confesseur, il me fit des discours pleins d'onction, qui ne m'ennuyaient pas pendant un dîner très délicat où entre autres il y avait des bécasses et des bécassines. »

 

ET PUIS NON, FINALEMENT

 

Heureusement pour nous, un peu après, Casanova se trouve à Soleure où il a un énième coup de foudre et où il remarque, tout émoustillé et lucide sur lui-même :

 

"Cet échantillon de ma bonne fortune me détermina à passer à Soleure tout le temps qui pourra m'être nécessaire à me rendre parfaitement heureux. Je me suis sur-le-champ décidé à louer une maison de campagne. Tout homme dans ma situation, né avec du coeur, aurait pris la même résolution.

 

Je voyais devant moi une beauté achevée que j'adorais, dont j'étais sûr de posséder le coeur, et que je n'avais qu'effleurée; j'avais de l'argent, et j'étais mon maître. Je trouvais cela beaucoup mieux raisonné que le projet de me faire moine à Einsidel [sic]."

 

On respire. Mais quel suspense !

 

©Sergio Belluz, 2020,  le journal vagabond (2020).

 

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 Giacomo Casanova par Anton Raphael Mengs

 

 

 

 


28/10/2020
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