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* Janine Massard *


Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres : ‘Question d’honneur’

Avec son magnifique ‘Question d’honneur’ (Campiche, 2016), Janine Massard nous offre une nouvelle saga familiale suisse qui englobe trois générations où le passé enfoui par convention et par contrainte sociale a de terribles conséquences sur le présent d’un des quatre personnages, sur le modèle du biblique « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées. » (Jérémie, 31)

 

Structuré en quatre douloureuses introspections, le roman se développe comme un opéra, avec des récitatifs qui racontent le déroulement des faits, et de touchants et douloureux arias pleins de remords, de ces monologues intérieurs en discours indirect libre dont l’auteure est la grande spécialiste et qui nous permettent d’entrer dans la logique des protagonistes, Marianne, la mère, de bonne famille bourgeoise, mais d’une génération de femmes qui savaient qu’elles ne pouvaient décider de rien, Louis, le père, qui, par ses études et son mariage, a gravi l’échelle sociale et qui, par peur de déchoir, se trouve alors coincé dans les conventions de son nouveau milieu, Gisèle la fille aînée, qui étudie mais est le jouet de circonstances malheureuses et Floriane, la fille cadette, dont la vie sera détruite à jamais par cette fameuse Question d’honneur.

 

« Elle pleure, elle hait ce qui pousse en elle, cette chose que personne dans son entourage n’accueillera avec joie. Elle prend les gouttes que Papa lui fait boire, s’exerce à se jeter au bas de l’escalier, mais il est si peu monumental qu’elle retombe sur ses pieds, on ne peut pas rehausser la maison d’un étage pour qu’elle chute efficacement ! Malgré son poids, elle a bon équilibre, elle se sent devenir plus souple, c’est le seul avantage de cet exercice ridicule alors elle persévère, est-ce que c’est par-là que ça commence. Ça quoi ? En elle grandit un sentiment de révolte. Pourquoi est-ce inavouable d’avoir été forcée ? Elle préfère ce mot à violée parce que c’est de cela qu’il s’agit ; et pourquoi, au lieu de la voir en victime, la traite-t-on comme une coupable ? Qui lui rendra justice ? Elle embarrasse père et mère, elle est responsable de la dégradation du climat familial, et c’est vrai qu’il règne dans cette bicoque un silence pesant, tout cela à cause d’elle, elle, elle... »

 

©Sergio Belluz, 2016.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Question d'honneur (Orbe : Campiche, 2016)


10/11/2016
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'Gens du lac' (2013)

Ce très beau récit sur une branche de la famille de Janine Massard, une famille de marins et de pêcheurs de Rolle qui se sont illustrés pendant la Deuxième Guerre Mondiale en faisant passer par le Léman, discrètement – et illégalement –, des réfugiés depuis la Savoie, est vite devenu un best-seller et rappelle, par ses circonstances, par ses alternances de narrateurs et ses jeux sur les registres de langue, le magnifique Jardin face à la France. C’est à la fois l’histoire du courage de ces pêcheurs du Léman et une de ces sagas familiales dont Janine Massard a le secret, une description de milieu sur fond de réalité sociale suisse, âpre et dure, où les abus de pouvoir sont légions, tant au sein des familles qu’au dehors. On y découvre notamment Berthe et ses ‘berthouillades’, un tyran domestique à la Folcoche d’Hervé Bazin, que tout le monde supporte, notamment Florence, sa belle-fille, son souffre-douleur, parce que Berthe a su apporter une certaine aisance à la famille :

 

« À l’intérieur de la maison, ce coin dont le fonctionnement échappait aux hommes, les jours se déroulaient entre les coups de balai de Berthe et le travail, et si Florence, avant son mariage, avait eu quelques idées sur le rôle des femmes dans la société, elle les sentait absorbées, diluées même dans son quotidien bosseur – mais mercenaire ne serait-il pas plus approprié ? Et tandis que Berthe jabotait, de façon répétitive, que ce restaurant c’était leurs économies et autant de travail acharné, de poissons pêchés et vendus au porte-à-porte, Florence soupirait : c’était elle, invisible pour la clientèle, confinée aux fourneaux, reconvertie en Cendrillon moderne, qui faisait présentement les frais de l’opération. La patience n’était-elle qu’une vertu de femme ? Et toujours attendre que le salut vienne des autres, de celles et ceux dont elle croyait dépendre, n’était-ce pas là de la résignation ? (…) Un jour, lançant vers elle son regard redoutable, Berthe l’avait poignardée en lui sifflant aux oreilles que son fils s’était ‘mésallié’. (…) Quand le soir Berthe au petit pied voyait sa belle-fille en train de broder pour se détendre, elle lui rappelait qu’il y avait du repassage en suspens. (…) L’une serrait son fric quelque part dans la maison, l’autre serrait les dents. Ainsi vont les choses quand il faut s’incliner devant les cheveux blancs ! »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Gens du lac (Orbe : Campiche, 2013)


13/07/2015
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'Childéric et Cathy sont dans un bateau' (2010)

Les nouvelles de ce magnifique recueil sont organisées en trois parties, chacune avec une citation en exergue qui colore les nouvelles respectives : ‘Le réel, c’est quand on se cogne’ (Jacques Lacan) ; ‘On a perdu en rêve ce qu’on a gagné en réalité’ (Robert Musil) et ‘Sur ce dont on ne peut parler il faut garder le silence ‘ (Ludwig Wittgenstein). On y retrouve une faune humaine dont Janine Massard fait un portrait précis, incisif, profondément humain, par l’utilisation virtuose du discours indirect libre, du mélange de narrateurs, ou par le travail sur les expressions toutes faites, les dialogues et les registres. Le titre de la nouvelle qui donne son nom au livre fait référence aux célèbres Pince-mi et Pince-moi, et illustre avec humour le cas d’un personnage double et des conséquences sur son entourage, mais aussi l’humanité de tous les protagonistes de ces nouvelles, dont on ne sait jamais lequel va tomber et lequel va rester, comme par exemple celui de Fleurs de macadam

 

« Tandis que le rythme de la distribution de nourriture dans la rue s’était quelque peu ralenti, un type en état second est monté de la rue Madeleine en apostrophant des interlocuteurs qui avaient quitté les lieux depuis longtemps. Il prévenait à la cantonade qu’il ne se droguait plus, faisait juste des mélanges, haschich-alcool-médicaments, qu’il résumait par hasch-cool-dics, rien que du légal, comme ça t’as plus d’ennui avec personne. Il clamait d’un ton énervé, tu suces pour un sugus… et cette plaisanterie devait revenir souvent dans son monologue, à la manière d’un refrain, martelant les propos tenus par la suite. Il était possédé par un besoin tenace de dire sans se soucier de choquer : il faut appeler un chat un chat, s’égosillait-il, Jacques Brel est mon maître… Il parlait d’une voix imprégnée de rage et de résignation. Il se prostituait rue de Genève, il vendait son corps, c’était devenu un produit qu’il offrait à des hommes, ah ! putain, je viens de me faire sucer par trois clients consécutifs, il faut que je me refasse, de la soupe et vite. »

 

…ou l’épicier de L’Aile des Grands Ducs, un souvenir d’enfance de Janine Massard à Rolle :

 

« L’usage était d’acheter les marchandises, de les faire inscrire sur un carnet et de les payer à la fin du mois. Chacun réglait selon ses moyens ; les bourgeois envoyaient la bonne, les plus pauvres déposaient un acompte, l’air gêné. Ce geste leur valait un froncement de sourcils, un grognement, un : ‘Pouvez pas ajouter encore cinq francs ?’, ou encore, un haussement un peu méprisant de la lèvre supérieure avec un reproche, masqué par : ‘J’aime bien ça !’ Tout le monde se connaissait : on se retrouvait à l’église, aux ventes de charité organisées par la paroisse, on se saluait et on pensait que les choses finiraient par s’arranger. Quand les soldes montaient haut et que les acomptes versés ne les abaissaient pas suffisamment, les adultes envoyaient leurs enfants acheter au carnet. Ils pensaient que les commerçants n’auraient pas le cœur à refuser du lait à un gamin, lui murmuraient des petits conseils, ‘si tu le vois qui tire une drôle de tête va plutôt à l’heure où il est occupé avec les paysans, elle est moins dure, elle…’ »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Childéric et Cathy sont dans un bateau (Orbe : Campiche, 2010)


12/07/2015
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'L’Héritage allemand' (2008)

Dans ce superbe roman, une nouvelle saga familiale qui reprend le scénario de base et la technique du discours indirect libre de Ce qui reste de Katharina (une femme allemande, Heide, s’installe en Suisse et y crée sa famille), Janine Massard étudie cette fois les conséquences historiques, sociales, génétiques de cet ‘héritage allemand’ sur le présent et le destin d’une famille rattrapée par le passé, qu’elle paie – qu’elle expie ? – par une succession de morts incompréhensibles…

 

« Une rage incontrôlable l’asservissait : avec son fils, elle ne laisserait pas le non-dit médical gagner du terrain, elle se battrait pour lui. Elle était encore sa mère après tout. Qui d’autres qu’elle l’avait fait ? Léa, influencée par des séances de thérapie, prétendument suivies pour ‘gérer la situation’, lui servait un langage pseudo-psycho : elle comprenait l’intensité de son ressenti mais des examens étaient en cours, toutes deux devaient laisser faire les spécialistes, la situation évoluait chaque jour, mais qu’elle vienne plutôt trouver Marc, il avait besoin de sa présence, de son amour, c’était rude de constater qu’il perdait ses forces chaque jour davantage tandis que les médecins avaient beaucoup de peine à mettre un nom sur tout cela. Heide, distraite d’un coup par le murmure de l’eau qui s’écoulait dans le bassin au-dehors, avait répliqué, pour éviter le reproche de n’avoir pas été attentive dans les moments graves : ‘Oh là là, mais on me joue Les Femmes savantes ! Elle téléphonerait à ces médecins découvreurs de rien, exigerait des réponses claires, nettes, refuserait des alibis du genre ‘diagnostic difficile à poser, diabolique même’. »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

L’Héritage allemand (Orbe : Campiche, 2008)


11/07/2015
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'Le Jardin face à la France' (2005)

À nouveau une magnifique saga familiale, qui a reçu le Prix de Littérature de la Fondation vaudoise pour la culture, l’enfance d’une petite fille de Rolle pendant la Deuxième Guerre Mondiale, à qui son grand-père explique que la guerre c’est une loterie, qu’elle touche ceux d’en face, en France, et pas les Suisses, mais ça aurait pu être l’inverse. La famille est pauvre, digne et pieuse, et ce fort protestantisme, hérité des réfugiés Huguenots en Suisse, les font aider un réfugié juif ‘d’en face’ (un sujet que l’auteure développera dans Gens du Lac). La petite fille est confrontée à la mort de sa sœur (la famille habite une maison insalubre), à l’indifférence de sa mère, incapable de transmettre son affection, à l’injustice sociale (la bourgeoisie locale a tous les droits), mais aussi à des personnages chaleureux qui lui transmettent des valeurs qu’elle gardera toute sa vie et qui sont magnifiquement décrits par la narration ingénue – et l’excellente oreille ! –, de la fillette :

 

« Le père de Jehanne, oncle Paul, notre Rouge familial, tenait pour le POP, le parti des ‘pôvres ouvriers perdus’, ricanait grand-père, dont le succès populaire effrayait dans un pays méfiant à l’égard des partageux. Et l’oncle s’est mis à gesticuler en tétant le cigare de la popposition, un quelconque bout à dix centimes qui puait, un vrai Stumpen pour le Lumpen, avait même plaisanté Granny-aux-bagues, une fois que tout le monde riait, détendu. Il se raclait la gorge, articulait des : ’Bon bin bon, vous verrez que les Américains vont prétendre qu’ils ont utilisé cette arme pour raccourcir la durée de la guerre, et nous, autour de cette table branlante, nous sommes impressionnés par la science nécessaire à l’invention de cette machine à tuer, et soulagés aussi, parce qu’elle a été imaginée par nos sauveurs, et pas par les Allemands, eh bien, moi, je dis et je le redirai encore, ils ont fait ça pour épater et effrayer les Russes, et puis, n’oublions pas notre peur du péril jaune qui existait bien avant la peste brune et l’armée rouge…’ »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Le Jardin face à la France (Orbe : Campiche, 2005)


10/07/2015
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'Comme si je n’avais pas traversé l’été' (2001)

Dans ce roman autobiographique, qui a reçu le Prix Édouard-Rod, et dont le superbe titre dit bien l’hébétude face à la souffrance de ceux qu’on aime, Janine Massard met en mots, à la troisième personne et avec la distance nécessaire pour en parler, le drame de la mort de son père, de celle de son mari, puis de sa fille aînée à quelques années d’intervalles, après ‘une longue maladie’ dûment combattue et qui a tout de même gagné au final. Magnifiquement écrit, avec un humour noir qui sert de bouclier aux émotions, la narration en discours indirect libre se perçoit à nouveau comme un long monologue d’une femme désemparée, qui cherche à survivre et qui trouve son salut dans l’expression de sa douleur :

 

« Le livre s’écrit lentement. Alia saisit tous les prétextes pour éviter la feuille blanche : elle relit les lignes déjà écrites, les rature, déplace les virgules, les suçote, puis boit un café qu’elle déguste. Et si elle se faisait une confiture de toutes les lettres qui traînent… Elle phrasote quelques mots qui tombent sur le papier, elle les calligraphie comme si aucun temps ne lui était compté. Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d’elle. (…) [elle] s’enfermait alors dans la cuisine, pétrissait des pâtes et des farces de manière à optimiser le rapport pâte-farce, ainsi parlait le billet de la rubrique culinaire d’un hebdomadaire distribué par une grande surface, du pétrissage il ressortait toujours quelque chose de jubilatoire, un bavarois ou un gâteau au chocolat ou encore un strudel aux pommes… Ensuite on dynamisait le rapport fête-champagne… »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Comme si je n’avais pas traversé l’été (Vevey : L’Aire, 2001)


09/07/2015
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Janine Massard, une grande auteure suisse en 13 titres : 'Ce qui reste de Katharina' (1997)

Le très beau titre de ce magnifique roman dit bien l’état de déliquescence auquel chacun peut atteindre lorsqu’il est manipulé d’un côté par les siens ‘pour son bien’ sans avoir rien à dire et qu’il est confronté de l’autre à des traumatismes physiques et psychiques qu’il n’arrive pas à supporter. On y raconte le destin de Katharina, une Allemande, que sa mère, Ulrike, une femme de tête, ‘place’ en Suisse juste avant la Deuxième Guerre Mondiale. Katharina s’occupe des enfants d’un médecin de campagne qui se retrouve veuf. La mère de Katharina y voit l’occasion rêvée, pour sa fille et pour elle-même, d’échapper à l’Allemagne nazie et la pousse au mariage. Katharina aura deux enfants de son mari, mais son fils mourra jeune d’un cancer…

 

Récompensé par le Prix Bibliothèque pour Tous, écrit à la troisième personne, mais résonnant comme un long monologue intérieur grâce à l’utilisation virtuose du discours indirect libre, ce très beau roman est la première d’une série de sagas familiales dont Janine Massard a le secret. Âpre, fort, cruel, noir même, le livre se ressent de la terrible période que l’auteure vivait en parallèle, avec la maladie et les deuils successifs de son père, de son mari et de sa fille aînée, une expérience humaine dont elle tirera plus tard l’émouvant Comme si je n’avais pas traversé l’été et qui l’ont poussée à explorer plusieurs générations d’une même famille pour chercher à comprendre ce qui, dans le passé, pouvait avoir influencé le présent, une thématique qu’on retrouve dans certaines de ses nouvelles et dans des romans comme Le Jardin face à la France, L’Héritage allemand et Gens du Lac :

 

 « Il lui a fallu des années pour surmonter la mort attendue de son mari et on exigerait d’elle qu’elle ‘se fasse une raison’ de la disparition de son fils ? Elle y a joué toute sa vie à ce petit jeu du contentement, la seule philosophie inculquée par sa mère ! Aujourd’hui, elle largue les amarres. (…) Travail de deuil : cette expression, elle la lit dans les journaux, l’entend lors des débats télévisés. Elle sait que chez elle le deuil toujours déviera vers le regret. Elle pleurera ce fils qui a enluminé sa jeunesse. Elle pleurera l’adulte qu’il était devenu, un adulte pour elle à jamais prisonnier de l’obscur. Les morts voient-ils les vivants ? Ne sont-ils pas plus vivants que ceux qui se croient en vie ? Désormais, elle vivra avec eux, avec les morts de sa vie. En attendant… Combien d’aubes encore avant sa propre mort ? »

 

©Sergio Belluz, 2015.

 

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Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en 13 titres

Ce qui reste de Katharina (Vevey : L’Aire, 1997)


08/07/2015
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