* Dostoïevski *
Autour de ‘Crime et Châtiment’ de Dostoïevski (2)
Ces monologues intérieurs, quelle merveille, à la fois obsessionnels et réalistes, précis dans l’écriture.
Celui à propos du mariage de sa soeur, un mariage que Raskolnikov désapprouve, et qu’il attribue au fait que sa soeur se sacrifie pour lui, étudiant, pour qu’il puisse, plus tard, ses études finies, apporter la prospérité à sa famille.
Ça part d’une lettre que lui écrit sa mère au sujet de ce mariage : en étudiant littéraire, il en analyse la moindre tournure, relève les approximations, les euphémismes, sous lesquels on lui cache la vérité, ce que sa mère n’ose pas lui dire (et qu’il échafaude de manière précise):
« La chose est claire, marmottait-il en ricanant et en triomphant d’avance avec méchanceté, comme s’il avait été sûr de réussir. Non, maman, non, Dounia, vous n’arrivez pas à me tromper. Et elles s’excusent encore de ne m’avoir pas demandé conseil et d’avoir décidé la chose à elles deux. Je crois bien ! Elles pensent qu’il est trop tard pour rompre ; nous verrons bien si on le peut ou non ! Le beau prétexte qu’elles allèguent ! Piotr Petrovitch est, paraît-il, un homme si occupé qu’il ne peut même pas se marier autrement qu’à toute vapeur, en chemin de fer, quoi ! (...) Ainsi vous dites que c’est définitivement réglé ; vous avez décidé, Avdotia Romanovna, d’épouser un homme d’affaires, un homme pratique qui possède un certain capital (qui a amassé déjà un certain capital, cela sonne mieux et en impose davantage). Il travaille dans deux administrations et partage les idées des nouvelles générations (comme dit maman) et il paraît bon, ainsi que le fait remarquer Dounetchka elle-même. Ce « paraît » est le plus beau ! Et Dounetchka se marie sur la foi de cette apparence ! Merveilleux ! Merveilleux ! (...) Il a paru un peu brutal à maman, et la pauvre femme, dans sa naïveté, a couru faire part de ses observations à Dounia. (...) Et pourquoi m’écrit-elle : ‘Aime Dounia, Rodia, car elle t’aime plus que sa propre vie ?’ Ne serait-ce pas le remords qui la torture en secret d’avoir sacrifié sa fille à son fils ? ‘Tu es notre foi en l’avenir, toute notre vie.’ Oh ! maman ! »
Il décortique les phrases utilisées et en traduit la réelle teneur, une explication de texte qui met à jour toute la situation de cette famille désargentée, sans père, dont la mère touche une pension insuffisante, et dont la fille, après avoir été harcelée par un de ses employeurs (elle était bonne chez un couple de commerçants) a préféré partir de son travail, mais doit trouver une solution, le mariage avec un fonctionnaire étant une opportunité, malgré les particularités, les manies, même, dudit fonctionnaire, arrogant, suffisant, méprisant (ce dont Raskolnikov s’offusque).
Tout ça est évoqué dans une sorte de délire mental, presque comme si Raskolnikov se parlait à lui-même.
Et tout ça est exposé en parallèle d’une action où on vient de croiser une jeune fille que Raskolnikov a vue titubant dans la rue, ivre, qu’on a fait boire pour abuser d’elle, et Raskolnikov fait le parallèle entre cette jeune fille et sa propre soeur, la pauvreté poussant les jeunes filles vers la prostitution que Raskolnikov analyse objectivement, considérant qu’elle est « normale », que la société en a besoin, que ces filles sont fichées, qu’elles finissent à l’hôpital (il veut dire à l’asile ou à l’hospice, pour y mourir de folie ou de maladie vénérienne, jeunes encore, mais usées par la vie).
C’est étonnant de vérité humaine, et j’y suis d’autant plus sensible que j’ai moi-même passé par ces moments de misère, et que j’ai vécu ces moments où, par nécessité, on est sur le point de transiger avec son éthique, de tomber dans le sordide, ces moments terriblement angoissants où, fébrile, on échafaude toute sorte de solutions possibles pour s’en sortir, où l’on se rebelle contre la pauvreté et le mauvais sort.
Et puis, en passionné absolu de Balzac – Dostoïevski était aussi un grand admirateur de Balzac –, j’y retrouve sa précision intuitive dans les descriptions de hiérarchies sociales, ou dans les aspirations de ces ambitieux pathétiques cherchant à monter d’un grade dans l’administration, à obtenir une médaille ou une décoration, à cultiver les personnes haut placées susceptibles de leur être utiles...
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
Autour de ‘Crime et Châtiment’ de Dostoïevski (1)
À quoi tiennent les plaisirs littéraires... Il a suffit que je tombe par hasard sur un exemplaire oublié de ‘Crime et Châtiment’ – l’édition folio, préfacée par Georges Nivat –, pour que je replonge dans cette réalité romanesque si particulière.
C’est une traduction très juste, très sobre, d’un certain D. Ergaz, qui sait éviter tous les exotismes de pacotille, et les tournures de phrases censées évoquer « l’âme russe », celle que vont chercher les touristes friqués qui se paient un Noël russe à prix exorbitant pour se promener quelques jours en troïka, couverts de fourrures, dans des paysages neigeux sur fond d’Ivan Rebroff.
La longue préface de Georges Nivat, pleines de références, est tout à fait compétente, même si on se dit que l’oeuvre n’est plus qu’un prétexte à théories quelquefois bien fumeuses, que Nivat, exhaustif, évoque au passage, sans trop se mouiller.
Ce qui est intéressant, surtout, c’est le lien que fait Nivat entre la ville de Saint-Pétersbourg, artificielle, une ville de parade, presque menaçante (Pouchkine écrira sur ce thème son fameux poème), et les affres psychologiques de Raskolnikov, ce qu’on trouve déjà dans Gogol, par exemple.
Intéressant aussi de comprendre la genèse de cette oeuvre qui est en réalité la fusion de deux romans antérieurs, que Dostoïevski avait écrits sans les publier.
Il y a aussi une bonne synthèse du thème général de ‘Crime et Châtiment’, qui rejoint ‘Les Caves du Vatican’ de Gide dans son interrogation sur le crime : y a-t-il des crimes inutiles ? Et des crimes utiles ou justifiables ? Ce qui est particulièrement intéressant en Russie pré-communiste, où les attentats se succèdent, et aussi en Russie communiste, où l’on massacre utile, pour la cause... Derrière tout ça, il y a l’humain qui décide de tuer, et qui, d’une manière ou d’une autre, cherche à justifier son acte.
Le début du roman est très balzacien : un jeune homme sort d’une mansarde de la rue X pour aller vers le pont Y, etc... Il a une entrevue avec une usurière, et tout ce premier passage est étonnant d’étrangeté : on est dans la tête, et dans l’isolement moral, de Raskolnikov, une solitude due à sa pauvreté, mais aussi à son intégrité et à son orgueil.
Fascinant, aussi, ce deuxième chapitre, avec ce Marmeladov, le fonctionnaire poivrot qui a ruiné sa famille et qui le clame, un raté alcoolique très bien senti par Dostoievski.
Cet univers, je l’ai connu de l’intérieur, je le reconnais, sordide, fait de familles délaissées ou ruinées, indigentes.
Marmeladov le dit bien : on peut être vertueux si on est pauvre, pas si on est indigent (Balzac dit la même chose dans plusieurs de ses romans).
J’y retrouve cette violence inhérente à l’exclusion sociale, au manque d’argent, un manque d’argent qui exacerbe les laideurs humaines, émoussées quand la partie matérielle est suffisante.
Et c’est tout le fonctionnement d’une société qui est mis en exergue, c’est à dire des systèmes sociaux, des structures humaines, dont une partie de la population est exclue jusqu’à la mort.
Magnifique de construction et d’écriture – hanté, presque.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).