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* Berne-Melbourne, aller-retour *


Berne-Melbourne aller-retour (12) : Segantini – Monbijou, terminus: Balzac.

Au tout début de ma période Affaires étrangères, j’avais d’abord habité Berne, où le Département m’avait trouvé un appartement très agréable, près d’un petit lac que je voyais depuis les fenêtres de ma cuisine.

 

C’était un grand deux pièces avec petits escaliers extérieurs qui descendaient dans un jardin. J’habitais à la Segantinistrasse, ce qui m’avait fait connaître ce peintre que j’évoquerai plus tard dans CH.

 

Chaque matin, mon tram passait devant l’imposant Musée National Suisse, sur la Nationalplatz, puis traversait le pont enjambant l’Aar et arrivait à la gare ferroviaire, où je prenais un autre tram pour la Monbijoustrasse.

 

Un matin, le chauffeur du tram, prenant le micro, avait lancé un sonore et facétieux « Monbijou – hou – hou » qui avait fait éclater de rire tous les employés mal réveillés, maussades et surmenés, « ueberlaschtet » en vernaculaire, par cette incongruité d’autant plus drôle dans ce cadre si sérieux. Chacun s’était ensuite rendu à son bureau de meilleure grâce, certains allant jusqu’à timbrer avec plus de bonne humeur que d’ordinaire.

 

À mon retour d’Australie, pour ma nouvelle mission aux service des indemnités du Département fédéral des affaires étrangères, et par manque d’argent comme par manque d’envie d’habiter à nouveau Berne – la ville de Suisse qui compte le taux le plus élevé de psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes et psychiatres au mètre carré –, je faisais chaque jour les allers-retours depuis Lausanne.

 

C’est à ces six mois ferroviaires, et à ces quelques trois heures quotidiennes de voyage (le Lausanne-Berne durait alors près d’une heure et demie) que je dois ma passion absolue pour Balzac, que je lisais dans la superbe édition de la Guilde du Livre, et dont La Comédie Humaine, à chaque roman, à chaque nouvelle, me démontrait qu’on avait beau faire, rien ne changeait vraiment.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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06/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (11) : Dust in the Wind.

Je dois beaucoup à ce séjour raté à Melbourne : une passion pour ce pays, où j’aurais voulu rester  - impossible avec le passeport diplomatique, il me fallait retourner d’abord en Suisse puis, en tant que citoyen suisse ‘normal’ avec passeport ‘normal’, faire une demande de visa ordinaire –, une grande amie néo-zélandaise, à qui je rendrai visite quelques années plus tard, les merveilleux concerts classiques donnés en plein air dans le majestueux Victoria Park...

 

...Mais aussi les grands incendies de 1983, les nuages de poussière rouge qui, dispersée par un vent puissant, s’insinuait partout dans les appartements et couvrait le ciel et la ville comme si c’était la fin du monde. Ces ciels rouges étaient si impressionnants que j’avais pensé : « Ça y est, la bombe atomique a explosé » (les Australiens accusaient les Français d’effectuer des tests nucléaires à Mururoa).

 

Et puis, j’avais aimé ce contrôleur d’un vieux tram, un Polonais cultivé qui s’était trouvé exilé là et qui parlait un français exquis d’Ancien Régime, et une amie allemande, coiffeuse de son métier, qui m’invitait aux barbecues de ses clients, souvent grecs (Melbourne est la seconde ville grecque au monde après Athènes).

 

J’aimais aussi flâner dans le quartier italien de Carlton, où on trouvait du chinotto. J’aimais rêvasser dans le quartier des affaires, avec ses gratte-ciels, ou sur le bord de mer, avec ses plages populaires. J’aimais sortir de Melbourne et suivre les superbes côtes du South Victoria, avec ses plages magnifiques et désertes, entrecoupées de petits villages où l’on mangeait des fruits de mer accompagnés de rosé australien – une Italie moderne qui parlerait anglais.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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05/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (10) : variation du cours du sandwich.

J’ai beaucoup appris sur la démocratie, sur la hiérarchie sociale, sur la notion d’équité et sur le principe d’égalité des droits en Suisse en travaillant dans le Service des Indemnités des Affaires étrangères: toute note de frais à rembourser faisait l’objet d’une étude scrupuleuse, il fallait aller consulter le dossier personnel de chacun, noter rang et classe de salaire, car c’est sur la base de ce rang et de cette classe de salaire qu’étaient accordées des indemnités très variables : le sandwich  jambon-beurre acheté à l’aéroport par une secrétaire d’un quelconque consulat faisait l’objet d’un remboursement bien moins élevé que le même sandwich jambon-beurre grignoté avec élégance par un ambassadeur.

 

L’ambassadeur de Suisse en France, à cette époque un Bernois à particule – toutes les grandes familles aristocratiques suisses ont au moins un membre aux Affaires étrangères, c’est un club privé pour grand nom et grosse fortune, les diplomates ne payant pas d’impôts à l’étranger – avait d’ailleurs téléphoné, outré : on ne lui avait pas remboursé l’essence de sa voiture de fonction pour un Lyon-Paris que son chauffeur avait effectué sans lui, qui avait préféré voyager en train ou en avion.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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04/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (9) : la diplomatie et le gothique.

C’est ainsi qu’au Département fédéral des affaires étrangères, pour rembourser mes frais de déménagement de Melbourne à Berne, j’avais atterri au ‘Entschädigungsdienst’, le service des indemnités, où travaillait un M. Gerber, placide Bernois pure souche, moustache et chevalière comprises.

 

Fidèle à sa race, M. Gerber était d’une lenteur insurpassable, à tel point que même en prenant le téléphone, il répondait, avec des « r » roulés et un ton chantant qui partait d’en bas pour atteindre, après d’interminables secondes, des hauteurs vertigineuse : « Geeeeee-rber ? ».

 

Dépassé en tout, marié à une romande qui le dépassait aussi, il vivait dans la partie francophone du canton de Fribourg. Juste après le repas de midi, quand il avait la chance de ne recevoir aucun téléphone, il aimait s’endormir sur ses dossiers.

 

La cheffe du Service des Indemnités étaient une autre de ces diplomates obligé(e)s de revenir quelques années à la Centrale à Berne : elle débarquait de la Guinée Conakry, où – elle prenait plaisir à me le raconter –, elle faisait beaucoup de tennis avec ses collègues d’autres ambassades.

 

Elle m’avait fait refaire plusieurs fois le tableau des indemnités pour voyages en voiture, les frais des diplomates étant remboursés selon le type de voiture et de cylindrée.

 

Comme je devais le faire à la main, et que, pour m’occuper, elle me l’avait fait refaire un nombre incalculable de fois sous prétexte que « ce n’était pas lisible pour la photocopieuse », j’avais fini par lui sortir un « si vous voulez, je peux vous le faire en gothique ? » qui avait mis temporairement fin à des ambitions esthétiques d’une très haute exigence.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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03/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (8) : le ‘Personal Stop’ – ou encore.

Pour rejoindre le Consulat général de Suisse à Lisbonne, je devais obligatoirement passer par la Centrale des Affaires étrangères à Berne, j’en avais profité pour parler avec le père de l’écrivain Alexandre Friedrich, ce diplomate qui effectuait alors son séjour obligatoire en Suisse – tous les diplomates suisses doivent, au moins une fois dans leur carrière, revenir pendant quelques années à la Centrale pour « garder le contact avec le pays », ce qui ne plait à personne : c’est à Berne, c’est ennuyeux, c’est administratif, et on paie des impôts alors qu’à l’étranger on  est mieux payé, on a un appartement de fonction et on ne paie pas d’impôt, d’où l’intérêt de la Carrière.

 

Ce diplomate, à cause de ce fameux ‘Personal Stop’, avait tenté de me convaincre que le Portugal serait beaucoup plus intéressant, qu’il ne fallait pas me décourager...

 

Mais devant ma conviction que ce boulot n’était vraiment pas fait pour moi et que j’étais encore moins fait pour ce boulot, il m’avait fait remarquer que je rompais mon contrat et qu’à cause du déménagement de mes pauvres affaires personnelles (des habits, des livres, des disques, une guitare), j’aurais des frais à payer au prorata de ce que j’avais travaillé, des frais qui se montaient à cinq mille francs, une fortune pour moi.

 

Je lui avais alors dit qu’à moins de me trouver un travail à la Centrale pour rembourser ces cinq mille francs, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir payer cette somme, la prostitution étant hors de question en l’occurrence.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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Illustration: Markus Raetz, 'Yes-No'


02/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (7) : l’humour en Berne.

Un autre jour, j’avais eu le malheur de plaisanter : arrivé au Consulat général à 8.20 du matin, alors que le bureau ouvrait à 8.30, je m’étais fait un café que je sirotais en rêvassant, quand je reçois l’appel interne de mon Consul : « Veuillez passer à mon bureau » (qui se trouvait à des kilomètres de couloir plus loin).

 

Sa porte ouverte, il m’accueille avec ces mots encourageants : « On va faire la comptabilité ». Moi, facétieux : « Ah non ! le bureau n’ouvre qu’à 8.30, j’ai encore quelques minutes de liberté ». C’était reparti pour un long sermon sur le travail et sur le fait que nous étions « au service de la colonie suisse » (qui n’était pas une colonie de vacances, complétais-je en mon for intérieur, en me promettant de mettre de toute urgence mon sens de l’humour en veilleuse, sous peine de condamnation à mort).

 

Six mois plus tard, j’avais donné ma démission à la Centrale à Berne. Sur la foi des préférences géographiques (et surtout culturelles et linguistiques) que j’avais indiquées à mon engagement, où figurait d’abord Rio de Janeiro, puis Singapour, Cape Town et, enfin, Melbourne, qu’on m’avait attribué, il avait été décidé de ne pas accepter ma démission mais de me transférer au Consulat général de Suisse à Lisbonne.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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01/12/2015
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Berne-Melbourne aller-retour (6) : l’état-tampon, les tas d’tampons.

Monsieur le Consul me faisait chaque matin la leçon au sujet de la comptabilité, pour laquelle je n’étais pas très bon (et ça n’a pas changé).

 

Il me convoquait dans son bureau dès mon arrivée, et on se lançait dans cette « comptabilité américaine », sur dix feuilles superposées et entrecoupées de papier carbone, où toute erreur – les miennes étaient fréquentes –, devait être corrigée ensuite sur les dix feuilles, et où, une fois le travail effectué, on devait apposer, feuille par feuille, le tampon officiel du Consulat général, le ‘Stempel’, qu’il fallait expressément apposer bien droit sur la page.

 

Un jour, il me dit sèchement : « Vous avez oublié quelque chose – Ah bon ? Mais nous avons fait tous les comptes ensemble, tout a l’air en ordre... – Oui, mais vous avez oublié quelque chose – (je cherche, je cherche) Non, je ne vois pas – le Stempel ! – ah oui, le Stempel, excusez-moi. »

 

Je prends le Stempel et commence à tamponner mes feuilles. Soudain, un cri scandalisé: « Mais arrêtez ! Arrêtez ! ». J’arrête, inquiet. « Vous vous croyez à la Poste? On ne tamponne pas ces feuilles de comptabilité comme ça ! ».

 

Comme je ne comprenais pas à quoi il se référait, il m’arrache le Stempel de la main, se met debout, tient bien son Stempel des deux mains et, avec application, presque en tirant la langue, vise et l’appose magistralement, en se fiant aux marges, bien droit et bien au centre de la feuille : « C’est comme ça qu’il faut mettre un Stempel. »

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2013).

 

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30/11/2015
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