Avec August Sanders, le moine fait l’habit
Regarder des vieilles photos portraits, celles de sa propre famille ou celles de parfaits étrangers, est toujours une leçon de regard : on remarque les visages, les sourires ou l’absence de sourires, le regard, les coiffures, les attitudes, les habits, les bijoux, les chaussures, toute une comédie humaine qui, avec la distance, affleure à la surface.
Il y a une vraie sociologie de la photographie, qui exprime à la fois ce que le photographe a voulu et pu capter, mais aussi ce que la société de l’époque attendait d’une photo, et ce que les gens voulaient montrer ou exprimer d’eux-mêmes dans ces photos.
C’est très révélateur d’un inconscient collectif à un moment donné et de toute l’organisation d’une société.
La photo peut être démonstration de pouvoir (pour les politiciens ou les officiers de l’armée en uniforme), de rang social (pour les aristocrates), de pouvoir économique (pour les riches bourgeois), de rite de passage (la photo de mariage ou la photo en militaire), d’une appartenance à un corps de métier ou à un syndicat.
C’est exactement ce que démontre la magnifique exposition consacrée au photographe allemand August Sanders (1876-1964) présentée ces jours au Palau de la Virreina, à Barcelone : une suite de portraits de gens connus et moins connus, mais dont le photographe a voulu faire une étude entomologique, une étude de société qu’il a intitulée sobrement « Gens du XXe siècle », Menschen des 20. Jahrhunderts dans l’original.
Les portraits ne sont pas classés par noms ou selon la notoriété du sujet, mais regroupées par professions ou positions sociales : la photographie du célèbre compositeur Richard Strauss est intitulée sobrement « Musicien », et celle du célèbre peintre Otto Dix « Artiste », et ces photos côtoient celles de deux « Institutrices », un « Bûcheron », une « Victime de persécution » ou deux « Enfants aveugles de naissance ».
C’est alors toute une société passée qui émerge, avec sa structure, sa hiérarchie, ses classes sociales, sa sociologie en somme, où l’on remarque bien la différence d’attitude, d’habillement ou de pose entre la femme de la haute société négligemment assise en une pose élégante, une cigarette à la main, la femme d’artiste à la coupe de cheveu moderne et structurée, les deux institutrices à l’air sévère, à lunettes et à collerettes et l’ouvrière d’usine, le cheveu relevé, les deux mains réunies sur sa blouse de travail et qui regarde fixement l’objectif.
Évidemment, par effet de miroir, ça nous renvoie à notre temps, et à sa propre sociologie, dont nous ne sommes pas complètement conscients : comment nous verrons ceux qui regarderont nos portraits « officiels », nos photos passeports, nos selfies dans cent ans ?
Et qu’expriment ces images, que disent-elles de nous, de notre position sociale, de nos espoirs, de nos vanités ou de nos naïvetés ?
©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2019)
August Sanders: Victime de persécution (1938)
August Sanders: Enfants aveugles de naissance (1925)
August Sanders: Bûcheron (1931)
August Sanders: Peintre (Otto Dix et sa femme Martha, 1925)
August Sanders: Compositeur (Richard Strauss, 1925)
August Sanders: Institutrices (1920)
August Sanders: Photographe (Autoportrait, 1925)
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