sergiobelluz

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Dans lequel vous trouverez de l’amitié, du Meyerbeer, des Huguenots, du Victor Hugo et du lumbago

À VOTRE BON COEUR, MESSIEURS-DAMES

 

Quand on parle de mécénat, on pense tout de suite grande entreprise ou richissime particulier qui, pour des raisons publicitaires ou personnelles, finance la création artistique ou tout type d’œuvre philanthropique.

 

En ce qui me concerne, j’ai la chance de bénéficier d’un mécénat beaucoup moins spectaculaire mais bien plus personnalisé, affectueux et désintéressé, celui de mes amis les plus chers, Corinne, Jorge, Nicole, Omar, Michelle, Stefan, Michèle, Pierre, Androulla, Jean-Louis, Brigitte, Federico et tant d’autres qui, connaissant à la fois ma situation économique, ma réflexion et mes recherches sur la forme et le fond, et ma passion pour tout ce qui est dramaturgie – écriture, chant, répertoire, mise en scène, technique, diction, interprétation, expression, tradition, innovation –, m’invitent régulièrement au théâtre, à l’opéra, au concert ou au cinéma, y ajoutant souvent le gite et le couvert.

 

C’est leur générosité qui est à l’origine de certaines des notes de ce journal vagabond qui deviennent des articles de critique.

 

Comme je bénéficie d’une multinationale de l’amitié, c’est à l’ami Oscar, le plus parisien des Colombiens, que je dois cette fois-ci une entrée à l’Opéra Bastille pour ‘Les Huguenots’ de Giacomo Meyerbeer en octobre dernier, avec pour ñapa – l’équivalent du bonus en Colombie – l’immense plaisir de retrouver la délicieuse Juliette, que je n’avais pas revue depuis presque trois lustres, et de connaître d’autres amis parisiens d’Oscar, tout aussi chaleureux.

 

LES HUGUENOTS : LE RETOUR

 

Ce qu’il y a de bien, avec l’Opéra Bastille, c’est qu’on voit et qu’on entend parfaitement depuis les places les moins chères.

 

C’est d’autant plus appréciable qu’avec Meyerbeer, inventeur du « Grand Opéra à la française », on en a pour son argent : ses opéras en cinq actes, à grand spectacle et à multitude de personnages, durent au minimum quatre heures entrecoupées d’entractes d’une demi-heure, histoire de se dégourdir les jambes.

 

Dans mon cas, c’était du littéral : sans qu’il y ait un lien de cause à effet lié à la longueur, aux longueurs, voire aux langueurs de l’œuvre – on est entré à 18.00, on en est ressorti vers minuit –, j’étais coincé depuis quelques jours par un douloureux lumbago qui m’a fait apprécier à sa juste valeur le fait de réussir par trois fois à m’extirper de mon siège et à pouvoir me déplier pour faire lentement repartir la machine.

 

Et, lumbago ou pas lumbago, je n’aurais pour rien au monde voulu rater ces Huguenots si longtemps absents des scènes d’opéra: mon voisin, un spécialiste et un fan, me signalait qu’à Paris, ça faisait depuis 1936, date du centenaire de l’œuvre, que cet opéra n’était plus joué, lui-même n’avait pu en voir une version que dans les années 70 et pas à Paris.

 

C’est d’autant plus étonnant que cette œuvre a été, dès sa création en 1836 et jusque dans les années 30, une des plus célèbres du répertoire : elle arrive à New York en 1845 et fera partie de la première saison du Metropolitan Opera nouvellement créé en 1884, tout comme elle inaugurera le tout nouveau Covent Garden de Londres en 1858, faisant pour ainsi dire le tour du monde puisqu’on a pu l’applaudir à La Havane (1849), Alger (1858), Sydney (1863), Le Caire (1870), Buenos Aires (1870) ou Rio (1870) et toujours avec les plus grandes vedettes.

 

VOUS AVEZ DIT MEYERBEER ?

 

On ne sait pas très bien où le placer, ce Giacomo Meyerbeer (1791-1864), avec ce prénom italien et ce nom germanique. On soupçonne – un peu comme pour Haendel ou Gluck et leurs opéras respectifs –, qu’il a dû passer par différents pays et diverses scènes, et qu’en compositeur opportuniste, il s’est adapté à tous les publics.

 

C’est ce qui explique, comme pour ses illustres prédécesseurs, qu’on a de la peine à donner une nationalité à sa musique, qui va de ses opéras Il Crociato in Egitto (créé à La Fenice de Venise en 1824) à Robert le Diable, Le Prophète, Dinorah ou L’Africaine (créés à l’Opéra de Paris en 1831, 1849, 1859 et 1865) en passant par Ein Feldlager in Schlesien (pour l’Opéra de la Cour, à Berlin, en 1844) et qui comprend aussi de belles mélodies allemandes, italiennes ou françaises que j’ai eu le plaisir d’interpréter par-ci par-là.

 

En fait, Jakob Liebmann Berr est né à Berlin dans un milieu aisé, il étudie le piano avec Clementi puis la composition avec un des professeurs de Mendelssohn. Il rencontre Salieri, qui lui conseille de parfaire sa formation en Italie, où il tombe amoureux de la musique de Rossini en assistant à une représentation de Tancredi.

 

Devenu célèbre dans toute l’Europe avec Il Crociato in Egitto (1824), Meyerbeer suit Rossini, qui s’installe à Paris, alors capitale mondiale de l’opéra. Il y bénéficie de la protection de Luigi Cherubini – compositeur d’une célèbre Médée (1797) qu’on joue toujours – et s’adjoint les services du très habile et très prolifique librettiste Eugène Scribe (1791-1861) richissime auteur de quelques 350 livrets et pièces de théâtre grâce à un atelier de collaborateurs dont il supervisait la production.

 

ET VICTOR HUGO, DANS TOUT ÇA ?

 

Il faut dire que les deux compères se placent au moment de la rénovation du théâtre par Victor Hugo, qui, dans une célèbre préface à sa tragédie Cromwell (1827), remet en cause les conventions théâtrales françaises – Racine, en particulier –, et critique les sujets traités et la manière de les traiter, entre autres la fameuse règle des trois unités de temps, de lieu et d’action.

 

Cette préface a tenu lieu de manifeste poétique pour plusieurs générations de dramaturges : il s’agit d’émouvoir en conciliant vérité historique et efficacité scénique. On va plonger dans les grands faits historiques pour faire de l’Histoire un drame théâtral, visant la vérité des situations et des sentiments plus que le réalisme.

 

Dans cette esthétique, le grotesque côtoie le tragique – par exemple, dans Notre Dame de Paris, Quasimodo, l’affreux bossu est amoureux de la belle gitane Esmeralda ou, dans la pièce Le Roi s’amuse, l’affreux bossu Triboulet, le fou du roi, est aussi un père élevant et protégeant sa fille (Verdi en fera Rigoletto)... –, on alterne les épisodes charmants et les épisodes sinistres.

 

Souvent, au détriment de la cohérence, on n’hésite pas à en rajouter dans les péripéties et les rebondissements pour tenir en haleine le spectateur et tout ça est exprimé avec une verbosité et une grandiloquence qui passent moins bien la rampe aujourd’hui (Jarry, Ionesco et Beckett sont passés par là...).

 

C’est cette évolution qu’amènent Meyerbeer et Scribe à l’opéra qui est, ne l’oublions pas, du théâtre chanté : sans eux, pas de Verdi, pas de Wagner, pas de Puccini.

 

D’une certaine manière, tant pour le bon gros mélodrame – La Traviata, Rigoletto, Il Trovatore, Tosca ou Manon Lescaut –, que pour le grand opéra historique – Les Vêpres Siciliennes, Don Carlo, Tannhäuser, Lohengrin ou Parsifal –, ce sont Meyerbeer et Scribe qui en ont défini les recettes.

 

Dans ses livrets d’opéra, Scribe importe les techniques du théâtre populaire et du roman-feuilleton, avec suspense, mystères et coups de théâtre.

 

Dans sa manière de composer, Meyerbeer innove techniquement pour faire de la musique un outil dramatique efficace au service de ce type de grand spectacle.

 

L’INTRIGUE EN QUELQUES MOTS

 

Le sujet des Huguenots c’est le massacre de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572.

 

Scribe et Émile Deschamps développent leur scénario sur deux axes majeurs : d’un côté, la guerre entre catholiques et protestants, de l’autre, une histoire d’amour forcément contrariée.

 

Tout tourne autour du jeune huguenot Raoul de Nangis, tombé fou amoureux – c’est réciproque – de Valentine de Saint-Bris, fille du très catholique Comte de Saint-Bris et dame de compagnie de la reine Marguerite de Valois. Malheureusement, Valentine est promise au comte de Nevers, lui aussi catholique.

 

Toutefois, la reine, Marguerite de Valois, pour rapprocher catholiques et protestants et en accord avec le Comte de Nevers, annule ces fiançailles et prône l’union du protestant Raoul de Nangis et de la catholique Valentine de Saint-Bris.

 

À la suite d’un quiproquo, Raoul de Nangis croit que Valentine l’a trompé avec son rival le Comte de Nevers et refuse de l’épouser. En parallèle, des protestants et des catholiques se sont provoqués mutuellement.

 

Un guet-apens est organisé par le Comte de Saint-Bris, le père de Valentine, où tous les huguenots seront massacrés, y compris Raoul de Nangis. Valentine, le sachant, et toujours amoureuse, tente de le dissuader d’aller au rendez-vous, et, pour sauver sa vie, le conjure de se convertir au catholicisme et de l’épouser, mais devant le refus de celui-ci, c’est elle qui, par amour, décide d’abjurer sa foi et tous deux périssent dans le massacre général ordonné par le père de Valentine.

 

LES TROIS UNITÉS, ON OUBLIE

 

Pour ce qui est des trois unités, l’action va de l’orgie du premier acte chez le bon-vivant Comte de Nevers (« Hâtons-nous de jouir ! Au jeu, à la folie, consacrons notre vie, et qu’ici tout s’oublie excepté le plaisir ») où Raoul de Nangis arrive à caser sa déclaration d’amour à Valentine (« Plus blanche que la blanche hermine ») jusqu’au massacre final (« Abjurez, huguenots, le Ciel l’ordonne ») en passant, au deuxième acte, par le batifolage de la reine et de ses dames de compagnie (« Jeunes beautés sous ce feuillage »).

 

Elle se déroule sur plusieurs jours répartis sur cinq actes et dans différents lieux, le premier dans le château du Comte de Nevers, le deuxième au Château de Chenonceau, le troisième hors de Paris, au Pré-aux-Clercs, le quatrième dans la résidence parisienne de Nevers, et l’acte final dans le cloître d’un temple protestant.

 

À cela s’ajoutent, au deuxième acte, deux épisodes scabreux chez la reine.

 

Le premier, lors de la scène du bain dans la rivière de ses dames de compagnie, taquinées par le jeune page Urbain (un rôle travesti joué par une mezzo-soprano), Chérubin nouvelle formule tout émoustillé par ces nudités étalées et qui, dans son air, est comme l’ancêtre du personnage travesti d’Oscar dans Un Ballo in Maschera de Verdi.

 

Le second, quand la reine, qui vient d’entendre Raoul de Nangis chanter : « Ô beauté divine, enchanteresse » lui fait un gros appel du pied avec un « Ah, si j’étais coquette » qu’ils finissent en duo alors que la reine l’a en principe convoqué pour lui dire que, pour des raisons politiques, elle l’autorise à épouser sa dame de compagnie, cette Valentine dont il est amoureux.

 

Il y a aussi un épisode « gitan » au troisième acte, des bohémiennes qui viennent à la fois danser – il fallait bien occuper le corps de ballet de l’Opéra de Paris – et dire la bonne aventure (« Venez, vous qui voulez savoir d’avance »), c’est à dire annoncer le futur massacre des huguenots mais en l’enrobant dans une chorégraphie lascive (Verdi s’en souviendra pour son intermède gitan dans La Traviata).

 

À noter que, malgré leur inutilité dramatique flagrante, on aurait tort de considérer ces passages comme superflus : tant le gynécée ambigu et dénudé que la bohémienne aguicheuse sont des intermèdes bienvenus pour relâcher la tension de toute production trop sombre ou simplement trop longue (je plaisante à peine).

 

LES INNOVATIONS DE MEYERBEER

 

Pour ma part, ce que je trouve passionnant dans le travail de Meyerbeer, dans sa manière de composer, c’est sa réflexion sur la dimension dramatique de la musique d’opéra, sur son articulation – airs, récitatifs, transitions – et les innovations qu’il amène dans la mécanique dramatique grâce à la musique, comme le ferait un compositeur de film par rapport à l’image.

 

Par exemple, il module tout un acte autour d’un seul air, comme au premier acte, dans la scène de l’orgie, ou au deuxième acte, dans la scène du bain : le personnage entame son air solo, qui est interrompu par une longue intervention du chœur, pour être ensuite repris par le personnage, pour ensuite s’interrompre pendant une scène et être repris à la fin par le chœur et les solistes, ce qui rallonge les airs du soliste, qui peuvent durer jusqu’à quinze minutes avec cette alternance soliste-chœur et variations au sein de l’air.

 

Pas de temps mort, un rythme soutenu qui donne une homogénéité dramatique et musicale à l’acte entier. On comprend pourquoi Wagner a été si admiratif : ces premiers essais de leitmotiv, il les développera plus tard, Tristan et Yseut en sont l’exemple musical et dramatique parfait.

 

De même, il y a ces superbes airs solos accompagnés en parallèle depuis l’orchestre par un seul instrument, sans le fond de violons en pizzicati qu’on trouve chez Rossini. Dans Les Huguenots, c’est le grand air du ténor avec violoncelle – qui a peut-être influencé Verdi pour le grand air de Filippo dans son Don Carlo –, et, au deuxième acte, l’air à variation de la soprano avec flûte, les deux « retombant » sur l’orchestre à la fin de leur air respectif.

 

Techniquement, c’est très difficile à coordonner et c’était déjà un des gros problèmes au moment de la première historique : depuis la scène, en particulier dans de grandes salles comme Bastille, les solistes n’ont pas toujours un bon retour de la fosse et l’instrumentiste n’entend pas toujours bien le soliste, d’où les fréquents décalages (ce soir-là, le ténor Yosep Kang, décontenancé, en a perdu tout ses moyens).

 

Fascinant aussi tout le travail de Meyerbeer sur le récitatif, qui n’est plus séparé de la partie chantée mais coulé dans la musique de façon à offrir à l’oreille une continuité musicale du début à la fin d’un acte et soutenir l’action sans aucune interruption, une innovation adoptée par tous les compositeurs ultérieurs.

 

On peut aussi mentionner les magnifiques effets d’échos entre un chœur en coulisse et un chœur sur scène ou ce choral protestant « a cappella » qui s’élève soudain et contraste, dans sa sobriété et sa ferveur, avec la richesse orchestrale précédente, soulignant l’austérité huguenote et la magnificence catholique.

 

QUE DE MONDE !

 

Evidemment, ce tout nouveau « grand opéra à la française » ne va pas sans difficulté de mise en scène.

 

L’histoire principale et ses multiples ramifications, sans compter des noms qui se ressemble – à quoi pensait Scribe au moment de faire se côtoyer le Comte de Saint-Bris et Raoul de Nangis, on se le demande – exige de gros efforts de lisibilité si on ne veut pas perdre le public en route.

 

En plus, la scène est constamment occupée par une foule de gens, entre la dizaine de personnages principaux et secondaires– dont certains ne sont pas absolument nécessaires à l’intrigue –, les utilités qui ont une intervention chantée par-ci par-là, l’énorme chœur et toute une série de figurants dont le livret original fait une liste non-exhaustive : une dame, un archer, trois moines, gentilshommes et dames de la cour catholiques et protestants, soldats, étudiants, gitans, femmes du peuple, jongleurs, dames d’honneur, pages, jeunes filles, paysans, citadins, magistrats, etc.

 

On a presque envie de rajouter : « Et un raton-laveur ».

 

J’étais très curieux de savoir comment s’y prendrait Andreas Kriegenburg, le metteur en scène de cette production.

 

Le bilan est mitigé et cela tient moins à ses compétences, qui sont excellentes, qu’avec la manière d’envisager globalement cet opéra.

 

GRAND OPÉRA FRANÇAIS, OUI, MAIS POUR QUEL TYPE DE SALLE ?

 

À priori, on pourrait penser, à cause du sujet, à cause du nombre de personnes sur scène, à cause de la longueur, qu’il s’agit d’un opéra parfait pour de très grands plateaux, comme celui de la Scala, du Metropolitan, de Covent Garden ou de Bastille, au même titre que de grosses machines comme Nabucco de Verdi, Turandot de Puccini ou la Tétralogie de Wagner.

 

À y regarder de plus près, ce n’est pas si sûr. Si on se base sur la production originale de 1836, elle a eu lieu à l’Académie Royale de Musique de Paris, qui n’avait pas les dimensions gigantesques de ces salles et qui devait être plus proche de la taille de l’Opéra Garnier que de celle de l’Opéra Bastille.

 

De même, si l’on étudie la distribution originale de cette même première historique de 1836 (les plus grandes vedettes de l’époque en faisait partie), on constate que la reine Marguerite de Navarre était interprétée par la soprano Julie Dorus-Gras, connue pour ses vocalises légendaires et la pureté de sa voix. Le rôle de Raoul de Nangis était chanté par Adolphe Nourrit, célèbre ténor rossinien formé par García (père de la Malibran et de Pauline Viardot, lui-même grand ténor rossinien) et réputé pour ses aigus en voix de tête. Cornélie Falcon, dont le nom a longtemps été une dénomination pour un certain registre de voix de soprano dramatique, y jouait Valentine, et Nicolas Levasseur, un des grands basso cantante du répertoire rossinien, célèbre pour ses vocalises, y chantait le rôle de Marcel.

 

Autant dire que d’un point de vue vocal on est bien plus proche de Rossini – le Rossini des opere serie, La Donna del Lago, Semiramide ou Mosè – que du Verdi avec orchestre tonitruant de La Forza del Destino.

 

Si l’orchestre de Meyerbeer est plus étoffé que celui de Rossini, avec plus de cuivres et de percussions, c’est surtout pour des raisons dramatiques et pour les grandes parties musicales avec chœur. Orchestralement, les parties solistes restent encore très légères dans leur accompagnement et n’écrasent absolument pas les voix dont les airs gardent encore toute une légèreté et une virtuosité de style rossinien.

 

MISE EN SCÈNE

 

Du coup, on peut se demander si le choix de l’Opéra Bastille était le mieux indiqué pour une reprise des Huguenots ?

 

Car le problème, avec les grandes salles, et surtout avec les immenses plateaux comme le plateau principal de Bastille, c’est qu’il y a un énorme espace qu’un metteur scène, par réflexe ou par peur du vide, aura tendance à trop vouloir remplir au détriment de la lisibilité de l’œuvre, en particulier d’une œuvre aussi foisonnante et aussi fournie en personnages que celle-ci.

 

Le metteur en scène Andreas Kriegenbourg s’en tire relativement bien sans être révolutionnaire non plus. J’ai beaucoup aimé la façon dont il entame l’opéra en rappelant les massacres causés par les guerres de religion, quelles qu’elles soient, hier comme aujourd’hui et comme demain : le rideau s’ouvre, la scène est dans la nuit, de grandes parois blanches apparaissent. Depuis la coulisse s’élève un chant choral protestant sur des versets religieux. Une inscription apparaît : « Paris, May 23, 2083, Unknown Soldier » et des traces de sang commencent à couler sur les parois blanches.

 

En revanche, j’ai trouvé que dans le premier acte, un acte d’exposition, qui introduit la thématique et les personnages principaux, ce qui permettrait, ensuite, de ne pas se perdre dans l’intrigue, Andreas Kriegenburg, à cause de l’énorme espace à meubler, probablement, n’a pas su isoler visuellement les différents protagonistes. Au moment de la mise en scène, il aurait dû se placer plus souvent dans la salle pour regarder l’effet obtenu.

 

Sur les trois étages d’un décor tubulaire – qu’on retrouvera au dernier acte et qui fera office de temple protestant – était réparti le chœur, tout habillé de rouge, pour rappeler le sang du début, sans doute, ou pour identifier les catholiques dans les différents types de rouges, violets, grenats, qui font aussi penser aux robes cardinalices...

 

C’est l’acte du banquet, de l’orgie, des plaisirs dont il faut profiter pendant qu’on peut – Verdi a dû s’en souvenir pour le premier acte de Traviata, qui commence aussi par une orgie et un grand toast porté à la vie –, le chœur y figure au complet, ainsi que divers solistes qu’on distingue mal dans cette masse.

 

À tout cela s’ajoute encore l’idée saugrenue et inutile de faire défiler en un va-et-vient incessant et d’un bout à l’autre de la scène, sur les trois étages de surcroît, des figurants qui représentent des sortes d’ « extras » servant le champagne et qui sont habillés comme les autres personnages, ce qui ajoute à la confusion visuelle.

 

Au fur et à mesure du déroulement de l’acte, Andreas Kriegenburg fait de ces extras des sortes de symboles expressionnistes du massacre à venir et leur fait faire leurs allers-retours de plus en plus rapidement, suivant le rythme de l’orchestre qui s’accélère ce qui, au-delà de la distraction visuelle qui détourne les spectateurs des solistes en train de chanter, produit un effet assez ridicule et totalement inutile à l’histoire.

 

En revanche, rien à dire sur la mise en scène des trois actes du milieu, plus intimistes et donc plus faciles à gérer, ni sur la direction d’acteurs, intelligente et efficace.

 

ET LES SOLISTES, ALORS ?

 

Pour cette reprise, Meyerbeer a bénéficié de voix de toute première qualité, dont je relèverais en particulier celle du jeune et magnifique baryton-basse Florian Sempey en duc de Nevers, qui faisait un pendant parfait à celle du tout aussi magnifique baryton-basse Nicolas Testé qui interprétait Marcel (on verrait bien Testé en Don Giovanni et Sempey en Leporello...).

 

En revanche, le ténor Yosep Kang, en Raoul de Nangis, a été en difficulté du début à la fin, probablement à cause de son premier air, mal amené, qui lui a fait perdre tous ses moyens pour le reste de la soirée, ce qui est très dommage : un superbe timbre, une voix solaire, claire et sonore à l’italienne, que je regrette de n’avoir pu écouter dans de meilleures circonstances.

 

Mention toute spéciale pour l’extraordinaire soprano américaine Lisette Oropesa, chanteuse et comédienne hors pair, qui interprétait Marguerite de Valois et que j’ai eu la chance d’entendre au festival de Pesaro, cette année – elle y chantait le rôle-titre d’Adina de Rossini – ici impressionnante de virtuosité et de facilité sur tout le registre dans son grand air du deuxième acte, particulièrement difficile techniquement.

 

De même, la Valentine d’Emmonela Jaho était particulièrement touchante, prenante, intense dans un rôle dramatique difficile, qui exige à la fois une voix puissante et une interprétation tout en profondeur et en intériorité.

 

Quant au rôle travesti du page Urbain, Karine Deshayes a su lui donner, tant vocalement que dramatiquement, toute la fraicheur du jeune adolescent aux sens en éveil.

 

ALORS, CE MEYERBEER ?

 

Malgré le succès jamais démenti de ses opéras, la postérité a été très injuste avec Meyerbeer.

 

Un musicologue comme Émile Vuillermoz, dans sa célèbre Histoire de la musique (Paris : Fayard, 1949), empreinte d’un antisémitisme qui lui fait écrire, à propos du compositeur Halévy, qu’il « marche docilement sur les traces de son coréligionnaire [sic] Meyerbeer en multipliant les concessions à ses auditeurs et en flattant leurs habitudes d’oreille les moins respectables » classe Meyerbeer dans ce qu’il appelle « les italianisants », aux côtés d’Auber et d’Ambroise Thomas, et juge qu’ « on ne sent pas chez lui un lyrisme sincère, un idéal élevé, un coup d’aile, une foi. »

 

Plus nuancée, Simonetta Colombus, dans le Dictionnaire chronologique de l’opéra (Paris : Ramsay, 1979) parle des Huguenots en ces termes : « L’opéra a les qualités et aussi les défauts des meilleures productions de Meyerbeer, créateur et principal représentant du grand opéra : des pages authentiquement poétiques et d’une grande intuition dramatique côtoient des passages d’un romantisme superficiel, d’un faste scénographique complaisant, où l’action se développe de façon mécanique, sans véritable souffle dramatique. »

 

Meyerbeer a peut-être été desservi par sa fascination pour l’opéra, par son intelligence du théâtre, par sa recherche formelle, par l’efficacité et le succès de sa musique scénique, et par son souci de mettre en valeur la dramaturgie par tous les moyens possibles.

 

On ne peut s’empêcher de penser qu’on juge de ses qualités de compositeur sur la base des défauts de son librettiste Eugène Scribe, avec des critères dramatiques et non musicaux, alors même qu’il fallait être un très grand musicien pour être capable d’innover comme il l’a fait dans un type de composition qui, à son époque, était encore conçu sur le modèle rossinien, rénovant le genre de fond en comble et ouvrant le chemin à plus de trois générations de compositeurs.

 

C’est très injuste, c’est un peu comme si on ne jugeait Mozart que sur ses concertos ou Chopin que sur ses valses. On connait mal le reste de sa production, malheureusement, et peut-être qu’un vrai travail de musicologie reste à faire pour explorer l’ensemble de son œuvre, par exemple à la Fondation Bru Zane, à Venise, qui effectue un remarquable travail de recherche et de restauration de l’ensemble du répertoire romantique français.

 

Une chose est sûre, en tout cas : Meyerbeer a tellement marqué son époque avec ses Huguenots que Berlioz lui-même ne pouvait s’empêcher de citer à tout bout de champ le pléonasme « Quoi qu’il advienne ou qu’il arrive » chanté dans le septuor du troisième acte.

 

À titre personnel, tel un Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, j’ai presque chanté un extrait des Huguenots de Meyerbeer grâce à un air de mon répertoire bouffe.

 

En effet, dans La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach, composé vingt ans plus tard, cette vieille ganache de Général Boum Boum, chante martialement un « Et pif, paf, pouf, et tarapapapoum, je suis moi le Général Boum Boum » qui doit beaucoup au « Piff, Paff, Piff, Paff, qu’ils pleurent, qu’ils meurent, mais grâce jamais » que Marcel, le valet protestant et zélé de Raoul de Nangis, adresse aux catholique et qu’il entonne joyeusement, dans le premier acte des Huguenots.

 

Si c’est pas un titre de noblesse, ça ?

 

©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018).

 

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13/11/2018
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