sergiobelluz

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Jean-Michel Olivier ou Montesquieu chez les people (et Baudrillard dans les marges)

« Qui suis-je ? Où cours-je ? À quoi sers-je ? Dans quel état j’erre ? ...», ainsi pourrait-on résumer, sous forme de boutade, dans L’Amour nègre (prix Interallié 2010) comme dans Après l’orgie (2012) de Jean-Michel Olivier, les inquiétudes métaphysiques des deux personnages (et narrateurs principaux) de ces deux romans, deux enfants, un Africain et une Asiatique, adoptés puis abandonnés par des superstars de cinéma, un couple influent à la Angelina Jolie/Brad Pitt.

 

En fait, les deux romans illustrent le Baudrillard de la citation en exergue dans Après l’orgie : « Ce fut une orgie totale, de réel, de rationnel, de sexuel, de critique et d’anti-critique, de croissance et de crise de croissance. Nous avons parcouru tous les chemins de la production et de la surproduction virtuelle d’objets, de signes, de messages, d’idéologies, de plaisirs. Aujourd’hui, tout est libéré, les jeux sont faits et nous nous retrouvons collectivement devant la question cruciale : QUE FAIRE APRÈS L’ORGIE ? ».

 

Car ces deux personnages, Adam pour l’Amour nègre, Ming pour Après l’orgie, sont surtout des révélateurs de notre époque, dans le sens photographique du terme : projetés au cœur du matérialisme, du consumérisme et des médias occidentaux, c’est le monde actuel, un monde de marques, de succès pop matraqués, de people (les plus célèbres y font leur numéro, en leur nom ou sous pseudonyme, comme Schwarzenegger/‘Rudy le Naze’ ou George Clooney/Jack Malone, « surtout connu pour une réclame qui vante les mérites d’une capsule de café » ), que les deux narrateurs évoquent à la première personne et de manière ingénue et amorale.

 

Pour L’Amour nègre, on a parlé du Candide de Voltaire, parce que le livre est structuré en cinq parties, les cinq continents – « Africa – America – Oceania – Asia – Europa » (en anglais dans le texte) –, que parcourt, volens nolens, Adam, le narrateur, à la recherche de lui-même, pris en charge et conseillé par différents Pangloss qui se succèdent :  pour l’Afrique, le père de Moussa, pour l’Amérique, Matt Hanes/Brad Pitt, son père adoptif et Sig[munt] , le psy d’Angelina Jolie/Dolorès Scott, sa mère adoptive, pour la partie Océanie, Jack Malone/George Clooney et Yôshi, son sage zen, pour l’Asie, Gladys la riche Suissesse, et pour l’Europe, et la Suisse en particulier, le dealer Ali et M. Baba le Marabout – quant à Ming, la soeur adoptive d’Adam, la protagoniste Après l’orgie, elle est prise en charge par son psy).

 

Personnellement, à cause de l’astuce narrative (un être est parachuté dans un milieu qui lui est totalement étranger, ce qui permet des descriptions faussement naïves), c’est moins au Candide de Voltaire qu’aux Lettres persanes de Montesquieu ou au Martien de Sans nouvelles de Gurb d’Eduardo Mendoza que j’ai pensé, et aussi au Lazarille de Tormes, le chef-d’œuvre anonyme de la picaresque espagnole, qui fonctionne de la même manière : le jeune personnage se raconte et, pour diverses raisons, est ballotté d’un coin à l’autre et doit à chaque fois abandonner un endroit ce qui le force à vivre de nouvelles aventures, de suivre d’autres chemins.

 

Le tout début de L’Amour nègre est d’ailleurs révélateur du procédé : Adam, le narrateur adolescent africain, qui vient pourtant d’être adopté et de quitter sa brousse, est déjà expert en icônes culturelles et en ‘name dropping’ puisqu’il décrit ainsi la maison de ses célébrissimes acteurs de parents : « Un décor de cinéma high-tech avec des touches d’Art déco et de pop art (...) sur les murs, une fausse fresque de Mucha dans les tons pâles, olive, amande et vert d’eau. Une luxueuse cuisine ouverte avec des placards en bois précieux d’Indonésie. Un four design (...) Une table ovale en bois de rose, incrustée de plaquettes en ivoire et de nacre pour les domestiques. Des râteliers à vin (...) Au-dessus des égouttoirs en teck, une peinture de Nikki de Saint-Phalle... (...) Dans toutes les pièces, il y a de la musique. Des lustres halogènes en cristal transparent et noir. Des  tapis dessinés par Marc Jurt, Jean-Pierre Pincemin ou Daniel Buren. Au mur, un grand tableau de Roy Lichtenstein sur lequel une femme fumant une cigarette prononce d’un air désabusé I forgot to have children. Plus loin la série des portraits de Mao et de Marilyn par Andy Warhol. Plus loin encore des peintures de Rauschenberg, Franz Kline, Sol Lewitt, Jean Tinguely... », etc.

 

La technique narrative des deux romans est semblable, efficace, totalement adaptée au sujet, au vide existentiel et à la jeunesse des deux jeunes personnages : dans L’Amour nègre comme dans Après l’orgie, ce sont eux qui racontent, Adam dans un long monologue, Ming dans un monologue à deux, le psy, de manière rhétorique, relançant la narration par ses questions. Le ton est sec, le rythme rapide, les phrases minimalistes, quelquefois sans verbe conjugué, séparées par des points. Pas de longues phrases, pas de longueurs, et le tout est narré dans un présent intemporel : « Heureusement qu’il y a Ming ! Quand tous ces malheureux nous cassent les pieds, on s’enferme dans sa chambre et on joue au docteur. On se palpe. On s’ausculte. On se fait des câlins. On s’astique sous la douche. On s’amuse comme des fous. On oublie ces intrus qui viennent voler l’amour de nos parents. On oublie qu’on était comme eux il n’y a pas si longtemps. Et que pour rien au monde on n’aimerait retourner dans le pays pourri où on a vu le jour. Être orphelin, c’est une aubaine. » (‘L’Amour  nègre’)

 

Dans les deux romans, les dialogues sont drôles et brillants, Après l’orgie n’est du reste qu’un long dialogue entre Ming et son psy (un avatar des savoureux dialogues entre Dolorès Scott/Angelina Jolie et Sig[munt], son psy, dans L’Amour nègre), et pourrait tout à fait être adapté pour le théâtre. Jean-Michel Olivier ferait d’ailleurs un fabuleux dramaturge, avec son sens de la répartie et son oreille précise, sans compter la verve avec laquelle il fait de savoureux clins d’œil au lecteur : Angelina Jolie sous le nom de Dolorès Scott, est surnommée ‘Mère Dolorès’ et, pour brouiller les pistes, tourne un film avec Brad Pitt alors qu’elle est mariée à Matt Hanes dans le livre. Philippe Godard, le mari de Gladys, dirige, à Genève, la banque BCG (‘Banque Calvin-Godard’). En douce, dans le ‘name dropping’ de ses personnages, il glisse aussi des familiers, notamment en Valais : « C’est partout le même monde. Bling-bling et dépression. Ici, allez savoir pourquoi, il y a beaucoup plus de dolentes qu’ailleurs. On redonne de l’espoir à des familles stériles. Décimées par l’alcool ou la politique. Les Darbellay. Les Nantermod. Les Germanier. Les Freysinger. Les Constantin. Les Couchepin. On  injecte du sang neuf dans des races en fin de règne. On ne compte pas le sperme. Ni la sueur. » (‘L’Amour nègre’) ou plus proche encore, dans Après l’orgie: « La Fashion Week de Miami. Les dernières créations d’Isabel Toledo. Jim Terby. Sarah Olivier. Les imprimés flashy de Donatella Versace. »

 

À la fois conte moral, mais sans morale à la fin, réquisitoire, mais sans condamnation non plus, et roman à clé, chacun de ces deux romans est l’observation facétieuse et maline de notre réalité, ce XXe siècle interminable et fatigué (comme le XIXe a attendu 1918 pour s’écrouler...), et n’est pas sans rappeler, sur le même sujet,  ‘La Grande Bellezza’, le film de Paolo Sorrentino, lui-même inspiré par la célébrissime ‘Dolce Vita’ de Fellini.

 

On s’étonne dès lors que Nicolas Couchepin, auteur de la notice sur Jean-Michel Olivier dans ‘L’Histoire de la littérature en Suisse romande’ (Genève-Carouge : Zoé, 2015) puisse écrire sérieusement que « Jean-Michel Olivier (né en 1952) se risque dans un registre social inédit. ‘L’Amour nègre’ (2010, Prix Interallié), s’attaque à l’adoption interraciale. » On se dit que décidément, à l’Université, on ne lit pas et on ne comprend rien à rien.

 

©Sergio Belluz, 2017,  le journal vagabond (2015).

 

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Jean-Michel Olivier, L’Amour nègre (Paris : De Fallois/L’Âge d’Homme, 2010) et Après l’orgie (Paris : De Fallois/L’Âge d’Homme, 2012)

 

***

 

Pour information, sur le même sujet, voici ce qu’écrit Nicolas Couchepin dans ‘L’Histoire de la littérature en Suisse romande’ (p.1412-1413) :

 

« Après plusieurs romans ou l’art et la musique jouent un grand rôle, Jean-Michel Olivier (né en 1952) se risque dans un registre social inédit. L’Amour nègre (2010, Prix Interallié), s’attaque à l’adoption interraciale. Un couple de vedettes hollywoodiennes achète Adam, un jeune Africain, arraché à la pauvreté en échange d’un écran plasma. Transplanté en Californie au milieu d’une tribu de frères et soeurs, il déçoit les attentes de ses parents adoptifs et se voit confié à d’autres stars, puis à une riche Genevoise. Il parcourt les cinq continents pour trouver partout le même univers : marques de voitures et de vêtements, résidences de luxe, plaisirs et argent faciles, drogues et abus. Tout est mondialisé, même les chansons. La face cachée de Genève inspire particulièrement l’auteur : dealers, prostitution de haut vol, turpitudes des milieux de la finance. Dans le roman suivant, Après l’orgie (2012), on retrouve Ming, la soeur adoptive incestueuse d’Adam. Elle se confie à un psychiatre (ou plutôt, le manipule), dépassé par le rythme et l’envergure de ses aventures mondialisées. C’est également un roman à clefs ou l’on reconnait des figures tout droit sorties de journaux « people » comme Gala ou Voici : personnalités de la mode et de la chirurgie esthétique, du spectacle, des medias, de la politique. Satire débridée, donc, d’un monde sans morale, ou l’argent est la seule valeur



14/07/2015
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