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Le Miel, de Slobodan Despot (Paris: Gallimard, 2014).

Paul Valéry, dans son fameux discours de 1924, à la fin d’une des guerres les plus meurtrières et les plus inutiles de l’histoire, a dit que « les civilisations sont mortelles ». Pas seulement les civilisations, pourrait-on ajouter : notre époque comme toutes les époques a son comptant de pays qui changent de nom, se fractionnent ou disparaissent.

 

Rien de nouveau sous le soleil, sauf que cette nouvelle géostratégie est devenue mondiale, complexe et sournoise, elle manipule avec dextérité les médias, les traditionnels comme les nouveaux, et sait utiliser les intelligentsias qui s’affrontent entre le pour et le contre sans se demander jamais à qui profite le crime, et ce sont les populations de l’ex-Yougoslavie, de la Tchétchénie, de la Géorgie, de l’Irak, de l’Egypte, de la Syrie, de l’Ukraine, du Soudan (la liste est longue), qui, sous couvert de nationalismes ou de désir de démocratie, ont payé et paient encore de leurs vies le gigantesque marchandage que les grandes puissances se font entre elles pour préserver chacune leur importance régionale, leurs sources d’énergie et leur pouvoir d’achat, ou pour en grappiller un peu plus aux autres. Diviser pour mieux régner…

 

C’est dans ce contexte de manipulation, de nationalismes exacerbés, de pays fractionnés en autant de haines tenaces, de souvenirs atroces et de millions de cadavres que Le Miel, le magnifique roman de Slobodan Despot, prend toute sa beauté et toute son importance  : il exprime littérairement et de l’intérieur, avec ses personnages subtilement dessinés, le point de vue intime de toute population dont la vie a été bouleversée, dont le vécu a été nié, et qui doit recommencer une autre vie dans une nouvelle réalité imposée de l’extérieur sans pouvoir, toutefois, faire abstraction d’un passé où on se mariait entre personnes de différentes régions d’un seul pays divisé aujourd’hui en petits pays antagonistes, et où on allait passer ses vacances à la mer sans devoir passer de frontières pour ça.

 

C’est comme si, du jour au lendemain, un Parisien devait passer plusieurs postes frontières pour aller à Nice et à Brest, où, en plus, il ne se sentirait pas en sécurité à cause d’une guerre civile habilement fomentée de l’extérieur et qui aurait su utiliser les orgueils historiques (et subjectifs…) de chacun des protagonistes, avec leur cortège de massacres, la Nice fière de son passé italien, la Bretagne royaliste d’avant la Révolution, et la conviction absolue de Paris et sa région d’avoir seule la capacité et l’intelligence de diriger un pays composite.

 

« La réalité change en fonction du regard que nous posons sur elle »

 

C’est toute la force de ce Miel : quelles que soient les opinions de son auteur, ce roman exprime de manière littéraire cette absurdité et ces réalités opposées des différents protagonistes et ne porte aucun jugement de valeur sur les faits ou les opinions, ni ne nie les tueries, ce n’est pas son propos.

 

Si l'encadrement autour du récit central est un peu conventionnelle – le Narrateur rencontre Vera, une herboriste, qui lui confie l'histoire qui sera le centre du livre –, cette histoire, elle, est une petite merveille, une sorte de road-movie, le périple de Vesko, un Serbe de Belgrade : il doit aller chercher Nikola, son vieux père, qui vit tranquille et sage dans une cabane des montagnes de la Krajina, devenue une région de l’étranger, où il s’occupe avec amour et patience de ses abeilles, du miel qu’elles lui procurent et qui lui servira de paiement à chaque étape, à chaque frontière, que les deux protagonistes doivent passer pour pouvoir revenir en Serbie.

 

Chemin faisant, on a des notes très subtiles sur la relation difficile entre un père et son fils, deux générations qui vivent la nouvelle réalité du pays de manière très différente, le père à la manière d’un Voltaire qui cultiverait son jardin et ne verrait dans chacun que l’humanité (j'ai adoré les parallèles nature/abeilles-hommes/guerres, le père vivant dans un temps plus large est plus "métaphysique", plus proche de la Nature qui n'a que faire des imbécillités des hommes), le fils enfermé dans sa quarantaine mal vécue, ses frustrations, ses rancœurs, ses haines, et qui ne verrait dans les autres que des ennemis potentiels.

 

La difficulté était de rendre littérairement cette nouvelle réalité, ce contraste à travers cette relation père-fils, notamment la beauté de ce père peu bavard. Il y a toute une tendresse et toute une sensibilité qui passent dans Le Miel et Slobodan Despot – qu’on connaît plutôt pour ses fréquentes interventions médiatiques, ses prises de position provocatrices et ses essais polémiques, même si son côté plus intime transparaissait déjà dans Valais mystique, de superbes promenades dans ce canton très religieux –, a fait là un extraordinaire travail d’écriture et de suggestion, notamment dans l’expression des sentiments en demi-teintes : on le sent ce vieux père, avec ses haussements d'épaules, son humour, sa fatigue, son fatalisme aussi, sa manière de se débrouiller avec les moyens du bord, de négocier humainement, de résoudre tout problème avec des échanges d'amabilités comme de miel.

 

Il y a des scènes fabuleuses, toute la relation du fils avec Losser, un Russe margoulin qui lui facilite le passage des frontières, celle avec le croate Dinko Kostanjevac, un ex-collègue de travail de Vesko qui en profite pour régler ses comptes, les scènes en voiture avec une radio qui passe des rengaines pendant qu’on traverse plusieurs pays qui n'en étaient qu'un seul auparavant, avec évidemment des souvenirs d'enfance liés aux vacances et qui rappellent le On allait au bord de la mer... , la chanson tendre et nostalgique de Michel Jonasz.

 

La fin, que chacun découvrira par soi-même, ferme la partie plus anecdotique qui encadre le récit central, avec une pirouette philosophique en forme d’humour noir qui termine le roman : "Chacun de nos gestes compte".

 

Un magnifique roman et une superbe réussite.

 

©Sergio Belluz, 2017,  le journal vagabond (2015).

 

2014 Slobodan Despot Le Miel.jpg



19/05/2015
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