"Les Fables de la Fredaine": La critique de Pascal Ferret (Le Passe-Muraille, 28 mars 2021)
À propos des Fables de la Fredaine de Sergio Belluz, illustrées par Chantal Quéhen.
Humour et fantaisie érotico-animalière à foison…
par Pascal Ferret
Magazine en ligne LE PASSE-MURAILLE (28 mars 2021)
S’il n’est pas aussi ancien que l’originelle fredaine dite de la bête à deux dos, le genre de la fable remonte du moins à la plus haute Antiquité. Longtemps transmise par voie orale, à l’âge dit de la plume taillée, la fable se reproduisit ensuite selon les procédés variables de l’écriture accouplant des lettres pour former des mots se disposant sur l’immaculé parchemin tels d’élégants défilés de chenilles processionnaires.
Le recours à l’image animale, s’agissant des origines de la fable en l’état dernier de nos connaissances, s’impose naturellement au motif que l’un des premiers fabulistes identifiés, au nom probablement improbable d’Esope (la traçabilité de sa bio fait en effet problème, tout natif qu’il fût de la Thrace), composa de son vivant quelques morceaux ressortissant au genre dont les titres, tels Le corbeau et le renard, Le lièvre et la tortue ou Le bûcheron et la mort, se virent bonnement copiés/collés par l’ami des écoliers par excellence que représente Jean de La Fontaine.
Or celui-ci ne fut-il qu’un vil plagiaire d’Esope ? Nullement ! La Fontaine ne se contenta pas, en effet, de citer sa source – à laquelle s’abreuvèrent d’ailleurs bien d’autres fabulistes, du fameux Djâlal ad-Dîn Rûmi à Charles Perrault – mais poussa la reconnaissance jusqu’à lui consacrer une biographie, intitulée La vie d’Esope le Phrygien, et le citer nommément dans sa fable Le soleil et les grenouilles toujours récitée dans quelques écoles sérieuses.
Ces précisions s’imposaient avant celles, non moins détaillées quoique plus fantaisistes, voire loufoques, marquant l’introduction des Fables de la Fredaine par l’éditeur et le compilateur préfacier, en lesquels on identifie un probable clone récent de La Fontaine lui-même du nom de Sergio Belluz.
Savoir si les trente fables animalières réunies ici à l’enseigne des éditions chypriotes Irida, avec d’épatantes illustrations aquarellées de Chantal Quéhen, doivent effectivement quelque chose à La Fontaine lui-même pratiquant l’anachronisme par anticipation, selon les fantasques affabulations du préfacier, ou si Sergio Belluz y a mis plus qu’une main sans cesser de garder un oeil sur L’Art d’aimer du poète latin Ovide, est bien moins décisif que l’inspiration de l’ouvrage, découlant en somme de la sagesse anonyme des nations et des malices populaires au même titre que les fables d’Esope ou de La Fontaine, avec une touche actuelle « en sus », pour ne pas dire plus vertement: « en suce »…
Assez ferré en érudition joyeuse et dérogeant avec le morose esprit de sérieux, au profit du vrai sérieux tragi-comique que l’humour et la fantaisie débridée cristallisent dans la meilleure veine de l’irrévérence littéraire, Sergio Belluz a déjà excellé dans le pastiche, au fil d’un ouvrage antérieur consacré à la littérature helvétique, et se montre ici un aussi habile versificateur, avec un bonheur particulier dans l’attaque des poèmes ou les sentences hilarantes, qu’un moraliste jamais moralisant ni trop provocateur non plus.
Mélange de classicisme rafraîchi et de baroque parfois échevelé, Les Fables de la Fredaine oscillent entre la brièveté foudroyante et l’esquisse de conte ou l’amorce de nouvelle, en appariant nos amies les bêtes de manière souvent inattendue, voire extravagante, puisque l’on y voit deux hyènes farceuses narguer un crocodile mal aimé, un aigle frustré et une lapine lubrique, une sangsue délaissée et un panda stoïque, entre tant d’autres.
En un premier quatrain à valeur de haïku, sur un thème classique cher à la bande dessinée, Le matou séduisant et la folle souris est un modèle de réussite en mode bref : « Une folle souris / Qui plus est dévoyée / S’entichant d’un matou / Se fit dévorer crue au premier rendez-vous ».
Ceci pour l’exposé du cas. Que suit la sage mise en garde: « Songez-y bien / Vous qui vous éprenez /D’un très beau prédateur / À la fausse douceur / Qui cherche à vous croquer ».
Et l’envoi du chat échaudé à l’eau froide : « Il en est des amours /comme il en est du reste : / Certaines sont fort cruelles / Et d’autres sont mortelles. »
Dans la filiation narquoise et bon enfant du Marcel Aymé des Contes du chat perché, ou parfois du conteur Pierre Gripari, Sergio Belluz se fait un malin plaisir à bousculer les codes ou à brouiller les cartes du tendre en se faisant tantôt mordant et tantôt indulgent.
Ainsi la puritaine chouette décriant l’étreinte de deux tourtereaux se fait-elle prendre elle-même au piège de l’amour par un grand-duc passant par là, et l’on se réjouit aussi de voir deux belettes se consoler ensemble de la négligence de leurs conjoints, un paresseux se laisser faire des choses par une guenon entreprenante sans cesser de bâiller, ou tels amants dolents (un daim trop fragile et sa gazelle trop frêle) constater qu’Eros s’embête quand on pleure un peu trop sur son sort.
Bref, chacune et chacun, dans ces fables à multiples retournements mimant bonnement les surprises de la vie, trouvera son semblable ou son contraire chez la triste tortue ou le hibou sans empathie, l’écureuil aussi platement prévoyant que la fourmi de la fable – alors que le baryton Belluz chante en toute insouciance sur sa branche -, ou le paon plastronnant au dam du castor et du chien en leur faisant valoir, déployant sa roue, qu’ «Afin de pouvoir exister l’amour a besoin d’illusion »…
Cet article est paru dans le magazine en ligne LE PASSE-MURAILLE le 28 mars 2021, vous trouverez l'original à cette adresse :
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