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Luc Weibel dans le texte : Arrêt sur image (1988)

Prix Lipp-Genève 1989, ce recueil de différents textes écrits au fil des jours et regroupés sous le très beau titre d'Arrêt sur image (Carouge-Genève : Zoé, 1988 - Lausanne : L’Âge d’Homme, collection poche suisse, 1988) aurait tout aussi bien pu s’appeler Réminiscences tant il s’apparente à ce plaisir nostalgique qu’il peut y avoir à relire un ancien journal intime – dans un des chapitres, Luc Weibel nous en livre un extrait – ou à feuilleter au hasard un vieil album de photos et, soudain, à être capté par une image et des mots qui entraînent avec eux, de manière aussi efficace qu’une madeleine proustienne, toute une série de souvenirs personnels et d’associations d’idées :

 

Les mots, autant que les images, me retiennent. Comme les murs, les fenêtres, les lierres arborescents, les enseignes couvertes de rouille, ils peuvent être interrogés, scrutés, loin de ce qu’ils jalonnent réellement.

 

1988 Weibel Luc Arrêt sur image 01.jpg

 

Les huit chapitres d’Arrêt sur imageL’Arrêt du tram, L’Atelier de reliure, La Boutique du coiffeur, 1er Août, Mah-jongg, Le Château de Mareuil, Les Militants, Le Trouble-fête – forment un kaléidoscope de moments d’enfance, d’adolescence et de jeunesse qui remontent à la surface.

 

Deux chapitres concernent des séjours en France, une visite de château près de Paris et la jeunesse militante et maoïste insoupçonnée de l’auteur, qui fera partie d’un groupe qui sera à l’origine du quotidien Libération. Dans la foulée, on croise Gilles Deleuze, entre autres.

 

Heureusement, pour notre plus grand plaisir, c’est surtout la Genève si particulière de Luc Weibel qui, à nouveau, fait l’objet d’une attention qui décrit, déconstruit et révèle tout à la fois :

 

De l’autre côté de la route, l’arrêt était marqué par toute une série d’accessoires – tout un « mobilier urbain », comme on dirait aujourd’hui –, qui en faisait une sorte de place. (...) Tout à côté se trouvait un panneau d’affichage officiel, d’un bois vert foncé un peu vermoulu, surmonté d’un auvent censé le protéger de la pluie : précaution superflue, puisque le panneau se situait de toute façon sous l’avant-toit de la maison. Les affiches qui y étaient collées nous intéressaient peu. L’une, rouge et jaune, annonçait le recrutement, les cours de répétition. Parfois on pouvait lire : AVS. (...) D’autres avis, émanant de la commune, étaient calligraphiés par le maître d’école. L’un deux portait : Distribution de pommes de terre pour personnes dans la gêne. S’adresser à la mairie.

 

LA NOUNOU ET LE COIFFEUR

 

Dans cette famille de la bonne bourgeoisie de Genève, les enfants ont leur nourrice, ce qui a aussi son incidence sur les rapports familiaux :

 

Ma mère, quand je lui parlais de mes sentiments pour Nounou et de l’opinion que je me faisais de son caractère, essayait de nuancer mes propos. Nounou, disait-elle, n’avait pas toujours été cette bonne petite vieille que nous connaissions. Jadis, quand elle était nourrice puis bonne à tout faire à Onex, chez mes grands-parents, elle faisait montre d’un caractère plus tranché et plus impérieux. (...) Tout cela, je le répète, récits d’un autre temps, ne m’intéressait guère, et de toute façon ne pouvait diminuer à mes yeux cet être qui me vouait une affection immédiate, viscérale, bien différente de celle de mes parents qui, pour être vive, n’en gardait pas moins dans son expression une certaine réserve.

 

On apprend par la suite la vie misérable de ladite Nounou :

 

Eh oui, c’est que pour être « nourrice » il faut... avoir eu un enfant. Nounou avait donc été mère, dans son village piémontais, fille mère et, comme elle n’avait pas d’argent, elle avait laissé son enfant à des parents ou des voisins, pour aller gagner sa vie en ville. Elle avait ainsi allaité mon oncle, et s’y était attachée au point d’oublier son propre fils, resté dans ses montagnes, où il ne devait pas tarder à mourir, sans que sa mère, semble-t-il, en ait été fort affectée. Voilà, sans doute, la source des restrictions que ma mère jugeait bon d’apporter à mes jugements sur la « bonté absolue » de Nounou. Restriction injuste, certes, puisque le fils de mon grand-père devait la vie, pour ainsi dire, à la mort de ce petit paysan des montagnes. Substitution fréquente, en ces temps lointains, et qui jette un jour assez cru sur les coutumes bourgeoises. Ce qu’on demandait aux bonnes, ce n’est pas seulement leur travail, mais c’est surtout leur cœur, au prix de transplantations et, parfois, de crimes dont l’histoire de Nounou n’est qu’un exemple.

 

Le passage sur la visite régulière à la boutique du coiffeur fait aussi revivre tout un pan intime, raciste et même sexuel de la vie genevoise :

 

Aller chez le coiffeur fut toujours pour moi un supplice. L’aisance brillante des figaros de la ville effarouchait ma timidité. (...) À tout le moins, chez le coiffeur, ma mère ne pouvait intervenir. Et quand il me disait, après avoir dûment cisaillé : « Je mouille un peu ? » j’acquiesçais avec joie. (...) En fait de coiffeur, j’avais passé d’un extrême à l’autre. On m’avait d’abord mené chez un coiffeur mondain, aux Tranchées, qui s’appelait M. Farni. C’est lui qui avait eu le privilège d’attenter à mes premières boucles, pieusement recueillies par ma mère dans un sachet, et distribuées à la ronde. Il me cajolait à qui mieux mieux et maman lui trouvait mauvais genre. À Veyrier, un de mes camarades m’entraîna « sur France » chez le coiffeur du Pas-de-l’Échelle. (...) Tous les garçons de Veyrier s’y rendaient, je n’entendais pas demeurer en reste. À la maison, on se montrait moins enthousiaste. C’est bon marché, soit, mais est-ce bien propre ? Et puis, disait ma tante, c’est le coiffeur des « bicots ». Les « bicots », c’étaient les Algériens qui travaillaient aux carrières au pied du Salève (...).

 

Bien plus tard, Luc Weibel réalisera que le « mauvais genre » que sa mère attribuait à M. Farni se référait à l’homosexualité présumée du coiffeur.

 

On comprend que le choix d’un coupeur de cheveux qui ne soit ni bicot ni homo représentait une des grandes difficultés des familles bourgeoises genevoises de l’époque.

 

J’ai aussi particulièrement aimé le chapitre 1er Août, indispensable pour qui veut connaître intimement ce qu’est un jour de fête nationale dans une existence suisse, les particularités populaires genevoises dudit jour rappelant que la Confédération Helvétique a beau, ce jour-là, fêter une nation à part entière, on n’en reste pas moins cantonal et même – la langue mordante de Luc Weibel nous le rappelle avec tout l’humour pince-sans-rire qu’on lui connaît – , profondément communal au niveau du terrain.

 

Je continuais ma promenade en direction de la plaine de Plainpalais, d’où s’élevait une rumeur, et d’où partait, de temps à autre, une fusée. C’était là le vrai centre de la fête. Sur la pelouse, des familles entières s’occupaient d’allumer des feux de Bengale et d’autres engins lumineux et sonores. Ça pétait dans toutes les directions. Certains jeunes lâchaient même de petites bombes à la détonation ravageuse. Au milieu de la plaine, une estrade décorée d’une croix suisse en verre était ceinte d’une barrière métallique. Personne à l’intérieur. Tout à l’entour, et surtout le long de la rue Henry-Dunant, des éventaires offraient des saucisses et de la barbe à papa. (...) Il fallait s’avancer sur l’herbe pour s’apercevoir que partout des familles endimanchées s’apprêtaient à participer dignement à la fête nationale : et, ce qui aurait peut-être surpris certains patriotes sourcilleux, il n’y avait là que des étrangers. (...)

Il ne restait donc pour participer à la fête que les habitants des quartiers populaires – presque tous immigrés –, venus en famille, dans un esprit de sérieux et de dignité qui en fait s’accorde mieux à l’esprit traditionnel du 1er Août que la décontraction de mise dans la partie la plus aisée de la population, à cela près que la fiction juridique et historique veut qu’ils n’en soient pas partie prenante, mais seulement spectateurs.

(...) Un garde municipal, interrogé sur l’usage des pétards et des fusées, déclarait : « En principe, c’est interdit », et jugeait par cette déclaration avoir remplis suffisamment son devoir. (...) Une voix s’élève de l’estrade, déclarant la cérémonie ouverte. Puis, sans préambule, l’orateur lit le nom d’une série de notabilités qui se sont fait excuser ; il salue les quelques hauts fonctionnaires, notamment le « chef de service des enquêtes de la Ville. » Personnage fondamental en ces temps de crise : chaque fois qu’un chômeur demande à toucher les indemnités auxquelles la loi lui donne droit, le service des enquêtes est chargé de faire espionner le malheureux et de collecter quelques petits faits – soutirés à sa concierge ou à son employeur – qui permettront de réduire autant que possible le montant de ses allocations.

Puis l’orateur aborde la liste des remerciements. Il exprime sa « gratitude » au chef des pompiers, à celui de la Protection civile, au commandant militaire de la place, à la « bienveillance » desquels on doit l’établissement du stand de saucisses. Tous ces remerciements sont loin d’être des hors-d’œuvre. En énumérant les puissances hiérarchiques auxquelles le peuple est prié de vouer sa déférence, il rappelle que tout ce qui lui est – chichement – accordé procède, toute protestation démocratique mise à part, d’une grâce d’en haut.

Le maire de la ville prend la parole : Chères concitoyennes, chers concitoyens, chers amis étrangers... Il regrette qu’en ces temps troublés, les gens se désintéressent de la chose publique, qu’ils négligent leur devoir électoral : s’il regardait plus attentivement tous ces visages qui à ses pieds lui donnent l’impression d’un auditoire, il verrait qu’il est composé entièrement de ces « chers amis » privés du droit de vote. Du reste, si le discours témoigne d’une esprit ouvert, exempt de préjugés, les extraits du Pacte de 1291, lus dans les quatre langues nationales, sont d’une veine tout autre. Il y est question presque exclusivement de défendre les droits des gens du « terroir » contre les emprises de « l’étranger » : « Nous ne tolérerons nul juge étranger. » « Nous ne permettrons pas qu’un étranger exerce chez nous le moindre pouvoir. » (On sait que ces textes on été utilisés récemment pour empêcher des immigrés d’être élus dans les tribunaux de prud’hommes).

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

2020 Weibel Luc Portrait.jpg

 



28/04/2022
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