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Luc Weibel dans le texte : Charles Rosselet (1997)

Charles Rosselet (1893-1946)  (Genève : Collège du Travail, 1997), ce n’est pas seulement la biographie de ce politicien à l’origine du Parti Socialiste genevois, c’est aussi l’histoire passionnante et mouvementée de la gauche en Suisse et à Genève au XXe siècle que l’écrivain Luc Weibel retrace brillamment, avec le talent et l’attention aux êtres qu’on lui connaît :

 

C’est ainsi que je découvris avec plaisir les origines neuchâteloises de Charles Rosselet, ses engagements syndicalistes, et surtout ce qui devait faire l’essentiel de son action. Membre du Parti socialiste genevois aux côtés de Léon Nicole, il n’eut de cesse de contrer ce démagogue brouillon, adepte de la manière forte et admirateur de l’Union soviétique. Face à un socialisme proche du communisme, Rosselet incarnait une gauche modérée, qui refusait de sacrifier la démocratie sur l’autel de la révolution. (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021)

 

1997 Weibel Luc Charles Rosselet 01.jpg

 

Par sa manière de raconter la vie de cet « homme de raison au ‘temps des passions’ » – c’est le sous-titre du livre – Luc Weibel rejoint ses magnifiques Pipes de terre et pipes de porcelaine : Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande, 1920-1940 et Louise où, fidèle à sa sensibilité de gauche et à sa sensibilité tout court, il évoquait de l’intérieur les terribles conditions de vie de toute une partie de la population ouvrière et domestique à Genève.

 

LA JEUNESSE D’UN POLITIQUE

 

La comparaison n’est pas fortuite, d’abord parce que dans ces trois livres, Luc Weibel retrace l’évolution des conditions sociales et des horaires de travail en Suisse pour les citoyens tout en bas de l’échelle et ce qu’il a fallu faire pour obtenir des autorités qu’elles se décident enfin à améliorer leur sort par des mesures telles que la rente vieillesse, la protection des travailleurs ou encore l’assurance chômage.

 

Ensuite parce que pour ces trois destins, l’auteur est parti d’un récit de vie qu’on lui a confié et qu’il s’est chargé de mettre en valeur par l’écriture. Pour Charles Rosselet, au lieu d’un enregistrement sur cassette c’est une demande de Charles Magnin, petit-fils de Charles Rosselet, qui met à la disposition de l’auteur toute une documentation, photographies comprises, qui figurent dans le livre.

 

On reconnaît tout de suite la patte littéraire et l’attention sociale de Luc Weibel, ainsi que sa sensibilité linguistique, expressions locales comprises, dans le magnifique chapitre consacré à l’enfance et à l’adolescence de Charles Rosselet, socialiste genevois né à Fleurier, dans le canton de Neuchâtel :

 

Nous savons que l’enfant est bon élève, qu’il accomplit régulièrement sa scolarité, fréquentant l’école secondaire jusqu’à l’âge de 14 ans, puis qu’il entre comme « apprenti » chez l’avocat P., dont la maison était voisine de celle des Jequier – « une belle maison de maître avec un perron et des escaliers qui montaient de chaque côté », raconte Marie-Madeleine Magnin. Charles manifeste le désir de s’instruire. « Je voudrais étudier. Prêtez-moi des livres, j’apprendrai tout seul », dit-il à son patron, un peu sceptique sur ses dons et qui – le jeune homme avait-il marqué quelque intérêt pour le barreau – n’avait pas hésité à le décourager : « Tu ne sauras jamais dire trois mots en public. » Beau début pour un futur orateur. Charles s’en souviendra. De fait, il n’a guère le temps d’apprendre le droit. Mme P. voit en lui une sorte de factotum, ou plutôt d’aide-valet, propre à la seconder dans la tenue du ménage. « Encore maintenant, racontait Charles Rosselet, se souvenant de cet « apprentissage », je saurais ‘couler la lessive’ » (la vraie, celle qui se fait avec des cendres).

 

QUAND GENÈVE BRÛLAIT

 

On reconnaît aussi sa manière dans la façon brillante de synthétiser ce pan de l’histoire politique et sociale genevoise et suisse qui a vu s’affronter – le mot n’est pas trop fort – deux frères ennemis : le modéré Charles Rosselet et le flamboyant Léon Nicole, tous deux socialistes au départ.

 

Luc Weibel le rappelle dans son introduction (« Pourquoi Rosselet ? ») :

 

Beaucoup de Suisses – dans un pays qui vivait à l’heure de la « paix du travail », du consensus, de la « formule magique » qui unit dans leurs tâches de gestion les grands partis gouvernementaux – découvrent avec une sorte de nostalgie qu’il fut un temps où les ouvriers faisaient grève, où les manifestations de rue étaient fréquentes, où les masses vibraient à des discours révolutionnaires, où les parlements retentissaient d’apostrophes et d’invectives.

 

Le désaccord de Rosselet et d’une partie des socialistes genevois lorsqu’en 1939 Léon Nicole justifie le pacte germano-soviétique sera à la genèse du Parti socialiste genevois tel qu’il existe aujourd’hui, alors que Léon Nicole – qui, pendant les années de guerre sera correspondant en Suisse de l’agence soviétique Tass – deviendra président du Parti communiste suisse, le Parti du Travail, fondé en 1944.

 

LE DIRE C’EST BIEN, LE FAIRE C’EST MIEUX

 

On ne peut s’empêcher de penser qu’au-delà des différences idéologiques, il y avait une différence sociale entre ces deux frères ennemis : d’un côté, l’aîné le Vaudois Léon Nicole, né en 1887 à Montcherand, étudie à l’École d’administration de Saint-Gall puis devient fonctionnaire aux PTT pendant 14 ans avant d’entamer une carrière politique qui en fait une sorte d’apparatchik, alors que dans le même temps Charles Rosselet, de 6 ans son cadet et d’origine neuchâteloise, n’a pas pu faire d’études, a travaillé comme ouvrier au creusement du Tunnel du Mont-d’Or, entre Vallorbe et Frasnes, et a fait une carrière politique tout en travaillant dans l’économie privée :

 

Je tentai de mettre de l’ordre dans l’écheveau des querelles genevoises des années 1920 à 1946, et au passage, je me plus à dépeindre en Rosselet un chef d’entreprise, patron de ces Imprimeries populaires dont il fit une entreprise florissante. (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021)

 

Les deux hommes ont été des élus : Léon Nicole a été Député au Grand Conseil genevois, Conseiller national, Conseiller d’État et Président du gouvernement quand Charles Rosselet a été Conseiller communal et Conseiller d’État.

 

De Léon Nicole, c’est la carrière flamboyante de l’idéologue et du tribun qu’on retient.

 

Côté Charles Rosselet, un des artisans de la réglementation des heures de travail, de la protection des travailleurs et de la loi cantonale à l’origine de l’assurance chômage obligatoire, c’est l’action sociale qui prime, plus discrète mais bien plus concrète et utile pour la partie défavorisée de la population, et c’est tout à son honneur.

 

Ce livre et ce très beau portrait viennent aussi nous le rappeler opportunément : en ces temps difficiles pour un pourcentage de plus en plus important de la population suisse – on parle de 15% à 20% de personnes pauvres dont les droits et les intérêts ne sont pas défendus par un parti socialiste trop embourgeoisé – ne faudrait-il pas remettre à sa juste place la partie « socialiste » de sa raison sociale ?

 

L’interdiction du Parti communiste ayant été adoptée par le Grand Conseil, puis approuvée par le suffrage populaire, Rosselet quitte donc le parlement cantonal. Comme il l’avait prévu, les communistes adhèrent tous au Parti socialiste genevois, et y renforcent la tendance autoritaire. Sa position est de plus en plus inconfortable, comme celle d’André Oltramare, qui se consacre à aider l’Espagne républicaine. Les événements internationaux vont se charger de résoudre la crise. Le 23 août 1939, Staline conclut avec Hitler un pacte de non-agression, prélude à l’invasion de la Pologne et à son partage de fait entre l’Allemagne et L’URSS. Comment Nicole, inconditionnel de Staline, et qui revient précisément d’un voyage au pays des Soviets, va-t-il réagir ? Alors que les partis et la presse socialistes du monde entier condamnent le pacte, Le Travail entreprend de le justifier. Pour Nicole – et il maintiendra cette ligne dans les mois et les années qui suivent – la gauche ne doit pas se tromper de cible. Le véritable ennemi de la classe ouvrière n’est pas à Berlin, mais à Londres et à Paris. Il n’est pas question de défendre le capitalisme anglais ou français, et il faut continuer à défendre l’Union soviétique, patrie des travailleurs. Quant à l’Allemagne naguère sévèrement condamnée par Nicole – elle a droit à une certaine indulgence. « L’Allemagne a rompu sur bien des points avec le capitalisme », écrit Le Travail, le 28 septembre 1939. Contenue par la Russie, elle va se transformer dans un sens prolétarien. De toute manière, sa position s’explique par l’injustice du Traité de Versailles, qui lui a été imposé par les vainqueurs de 1919. Ces thèses du Travail ne passeront pas inaperçues outre-Rhin, et il semble – c’est du moins ce que devait affirmer Rosselet au Grand Conseil, le 6 novembre 1945 – qu’elles furent utilisées par la propagande allemande.

Cette fois le Parti socialiste suisse, qui jusque-là tolérait les incartades de Nicole comme une particularité du socialisme welche, trouve qu’il va trop loin. Il prononce l’exclusion du leader genevois et retire au Travail la qualité d’organe du Parti socialiste. Le Parti socialiste genevois faisant bloc autour de son chef, il est exclu en bloc du Parti Socialiste Suisse. À l’assemblée des délégués genevois, seules deux voix s’étaient élevées contre les positions de Nicole : celle de Charles Rosselet et d’André Oltramare. Ce sont ces deux opposants qui vont se charger d’abord de clarifier la situation, puis de créer à Genève une nouvelle section du Parti socialiste suisse baptisée « Parti socialiste de Genève, section reconnue du Parti socialiste suisse ».

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

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08/05/2022
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