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Luc Weibel dans le texte : Croire à Genève (2006)

Dire Rome protestante pour dire Genève, c’est rappeler qu’elle est depuis le XVIe siècle une sorte de Vatican calviniste dont la puissance spirituelle mais aussi financière, s’est construite sur l’accueil des réfugiés protestants, y compris une quarantaine d'influentes dynasties huguenotes qui, encore aujourd’hui, président à la destinée de ce qui, en 1815, est devenu République et Canton de Genève après quelques 250 ans d’indépendance en tant qu’état républicain théocratique protestant entre France et Confédération Helvétique.

 

Ce pouvoir s’est consolidé dès les origines par l’équivalent pour le monde protestant de la très catholique romaine Congrégation pour la doctrine de la foi sous la forme de la création par Jean Calvin de sa célèbre Académie – aujourd’hui Université de Genève –, dont le but a été de former des pasteurs de toute l’Europe, en particulier des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne (Angleterre et Écosse), afin qu’ils propagent à leur tour la bonne parole dans leurs pays et jusque dans les colonies de leurs empires respectifs, dont les États-Unis (New York a d'abord été néerlandaise avant de devenir anglaise puis américaine), avec l’impact mondial qu’on connaît, mouvements évangélistes et missionnaires compris.

 

CATHÉDRALE SAINT-PIERRE VS BASILIQUE SAINT-PIERRE

 

La comparaison avec le Vatican ne s’arrête pas là : c’est aussi dans la pierre que s’est affirmée la puissance protestante de Genève. Sans compter les nombreux temples qui parsèment toute la ville, il y a aussi ces autres temples monumentaux que sont les établissements bancaires et les résidences des dynasties financières de Genève qui ont fait la fortune de la ville (on pense aux magnifiques hôtels particuliers de la rue des Granges qui surplombent la place de Neuve, toujours aux mains des mêmes familles).

 

2006 Weibel Luc Croire à Genève 012.jpg

 

De même, en référence au « prince des apôtres » et premier évêque de Rome, si le Vatican possède sa  basilique Saint-Pierre, Genève, elle, est fière de sa cathédrale Saint-Pierre vidée de tous ses ornements catholiques après la Réforme, et à laquelle on accède, dès le XVIIIe siècle, par une entrée monumentale faite de six hautes colonnes de style gréco-romaines qui joignent l’utile au doctrinal, évitant un possible écroulement de l’édifice tout en rappelant la puissance urbi et orbi du protestantisme :

 

Si la Rome papale est grande, Genève protestante est plus grande encore ; si l’une est la capitale des beaux-arts, l’autre est celle d’une idée. Aussi, pendant que le touriste va sur les bords du Tibre pour voir comment on y taille des statues, le penseur va sur ceux du Léman pour voir comment on y fait des hommes. Le huguenot, Messieurs, est la création de Calvin. (Discours du pasteur alsacien François Puaux à l’inauguration de la Salle de la Réformation).

 

Et pour qui penserait que tout ça ce sont de vieilles histoires et qu’aujourd’hui, dans un monde fortement laïcisé, cette influence protestante est devenue anecdotique et a été reléguée au profit de réalités bien plus influentes, rappelons que l’Occident n’est pas le monde, que partout, y compris en Occident, les intégrismes et les traditionalismes refont surface, et que nos conflits Nord-Sud, qu’ils soient économiques ou politiques, ne sont peut-être qu’un des avatars de cette longue guerre de religion entre protestants et catholiques qui n’a pas dit son dernier mot.

 

J’en veux pour preuve un de mes amis colombiens, religieux de l’ordre hospitalier de Saint-Jean de Dieu qui, visitant Genève tout récemment, a catégoriquement refusé de visiter l’Auditoire de Calvin, se signant par trois fois pour être sûr de conjurer le mauvais sort, en un vade retro Satanas tout ce qu’il y a de plus actuel.

 

GENÈVE, UNE AFFAIRE DE FAMILLE ?

 

C’est tout ça et bien d’autres choses qu’on trouve dans Croire à Genève : La Salle de la Réformation (XIX-XXe siècle) (Genève : Labor et Fides, 2006).

 

Luc Weibel, en brillant écrivain-historien-sémiologue, y décrypte à nouveau un des lieux emblématiques – disparu celui-là – de cette Genève protestante qu’il sait évoquer, documentation fouillée à l’appui et humour compris, à la façon d’une anecdote de famille.

 

La comparaison n’est pas fortuite puisque pour Le Monument l’auteur s’était déjà servi, entre autres, de la correspondance de Charles Borgeaud, son grand-père maternel, à l’origine du projet du Mur des Réformateurs. Ici, autour de 1920, c’est l’architecte Charles Weibel, le grand-père paternel de l’auteur, qui est chargé de réaménager ce Calvinium ou Salle de la Réformation, qui a existé à Genève, rue du Rhône 65, de 1867 jusqu’à sa disparition.

 

Conçu vers 1864, pour célébrer le 300e anniversaire de la mort de Jean Calvin et avec l’ambition de créer un espace qui favorise toute activité religieuse, éducative et culturelle en lien avec le protestantisme,  ce vaste édifice, qui abrite plusieurs salles de conférences à l’excellente acoustique, hébergera dans les années 1920 les deux premières réunions de la toute nouvelle Société des Nations – les délégations de 42 états de cet ancêtre de l’ONU n’avaient pas encore trouvé leurs locaux –, servira quelques années aux répétitions de l’Orchestre de la Suisse romande dirigé par Ernest Ansermet et, plus tard,  aux concerts de l’Orchestre de chambre de Genève ainsi qu’aux récitals de pianistes vedettes comme Alfred Cortot ou Clara Haskil, et terminera en scène branchée où se produisent des artistes de variétés en vogue, dont Johnny Halliday, Françoise Hardy ou Claude François, c’est dire si ses plus de 100 ans d’existence ont été contrastés.

 

Quant à ce livre qui en retrace la petite et grande histoire, on hésite presque à parler de prédestination – on sait combien cette notion chère à Calvin n’a pas fait que des convaincus... – car, en plus d’un grand-père architecte qui a mis la main à l’ouvrage, une autre incidence familiale est à l’origine de cette histoire passionnante :

 

[Je possédais] une action de la Salle de la Réformation, grande salle de réunion et de spectacle de Genève, démolie en 1969. Je n’y attachais pas grande importance et regardais distraitement les convocations que la Société propriétaire [m’]adressait chaque année pour son Assemblée Générale. Un jour [on] m’appelle et [on] me dit : As-tu vu qu’à la prochaine Assemblée Générale de la Salle de la Réformation il y aura un exposé sur son histoire et ses archives ? Cela pourrait t’intéresser. Nous décidons de nous y rendre, dans les locaux de l’actuelle Maison de la Réformation à la Jonction. (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021).

 

QUAND ON RÉVEILLE CALVIN

 

À la lecture de Croire à Genève, on comprends que le titre du livre, est à prendre dans les deux sens : on parle bien de la foi protestante telle qu’elle est pratiquée à Genève, mais aussi de la confiance dans la puissance de Genève – la foi déplace les montagnes – pour lancer  ce grand projet de salle, ou plutôt de salles au pluriel, puisque dans cet espace voué à Calvin et au protestantisme se trouvaient une Bibliothèque calvinienne, des tableaux, un musée missionnaire ainsi qu’un fameux « Relief de Jérusalem », une maquette de la Ville Sainte réalisée entre 1864 et 1873 par Stephen Illès, un artisan hongrois pour l’Exposition universelle de 1873 à Vienne (il se trouve aujourd’hui au Musée de la Tour de David, à Jérusalem).

 

C’est le pasteur genevois Jean-Henri Merle d’Aubigné (1794-1872) – de la famille de Madame de Maintenon – qui est l’initiateur de ce projet ambitieux qui a tout à voir avec la période de ce qu’on nomme « Le Réveil » (1820-1850) dans le jargon historico-religieux protestant, une réaction de prédicateurs méthodistes et baptistes britanniques et suisses contre un libéralisme et une laïcité croissante des Églises protestantes au XVIIIe siècle. On cherche à revenir au dogme, à restaurer une foi plus proche des débuts du protestantisme, plus rigoureuse aussi, plus engagée, et qui fait du christianisme un choix de vie plutôt qu’une doctrine.

 

Ce « Réveil » a son centre à Genève sous l'influence d’énergiques évangélistes écossais (Robert Haldane, Richard Wilcox et Henry Drummond). Jean-Henri Merle d’Aubigné s’en inspire pour son projet qui ressemble à ce qu’on appellerait aujourd’hui un centre socioculturel ou une salle polyvalente qu’il veut dédier à Jean Calvin et placer sous son égide, un lieu prestigieux consacré à des activités d’édification religieuse et sociale en lien avec le protestantisme, notamment grâce à des conférences, un format très en vogue alors, en Angleterre notamment.

 

LA FOI DÉPLACE LES MONTAGNES

 

C’est là qu’intervient le banquier genevois Alexandre Lombard (1810-1887), évangélique par son père, Gédéon Lombard, fondateur de la Société biblique de Genève. Il fait sa fortune et celle de ses clients en pariant et en investissant sur un nouveau marché à la fois protestant et prometteur, les États-Unis. Sous un aspect plus social, Alexandre Lombard a aussi beaucoup milité pour que le dimanche soit chômé pour tout le monde.

 

Pour cette nouvelle salle polyvalente, il trouve qu’on devrait s’inspirer du Exeter Hall, de Londres, qui réunit les assemblées générales des sociétés philanthropiques du pays :

 

Il existe (...) dans ce bâtiment, des salles qui servent aux réunions périodiques des principales sociétés religieuses, salles de moyenne et de grande dimension, selon l’importance des assemblées qu’on y convoque. Qui n’a entendu parler de la grande salle où se tiennent les réunions annuelles de la Société des missions de Londres, et qui peut contenir commodément 5000 assistants (Alexandre Lombard, Souvenirs d’Angleterre et d’Écosse : Genève, 1847).

 

Dans son livre, Alexandre Lombard cite aussi un extrait de L’Unité de l’esprit dans le lien de la paix (L. Bonnet : Paris, 1847) :

 

« Exeter Hall, dit l’auteur d’un ouvrage récent, est le home de toutes les sociétés religieuses, le rendez-vous assuré de tous ceux qui s’en occupent, le Lloyd du règne de Dieu, la Bourse où s’échangent toutes les grandes et les pieuses pensées qui vont ensuite se répandre sur toutes les parties du globe en œuvres de dévouement et d’amour. »

 

UN PEU D’ARCHITECTURE MAIS PAS TROP

 

Le projet est lancé, le financement se fera par actions dont la majorité sera achetées par des évangéliques anglais. Alexandre Lombard propose gratuitement un terrain qui lui appartient dans ce qui est aujourd’hui le quartier des Tranchées (où se trouve l’église orthodoxe russe de Genève).

 

Au final, le comité préfère un terrain qui appartient à l’État de Genève et qui se trouve à l’angle Boulevard Helvétique/rue du Rhône, à l’endroit où se trouvaient les anciennes fortifications.

 

Quant à l’architecte ce sera d’abord Henri Junod, qui s’inspirant, entre autres, de la grandeur d’Exeter Hall et du bâtiment de l’École des Beaux-arts de Paris, propose un perron, des statues et une façade à colonnades multiples entre Orient et Occident qui plaît moyennement aux commanditaires. Aussi sec, on refile le projet à Louis Brocher, expert en bâtiments pour communautés évangéliques et qui sait respecter l’exigence très claire du comité : « Une apparence extérieure un peu architecturale ».

 

Le résultat final est à la hauteur de cette exigence puisque Louis Ruffet, journaliste de la revue Le Chrétien évangélique commente, mi-figue mi-raisin :

 

L’édifice (...) est extrêmement dépourvu d’ornements extérieurs, mais quand on entre dans la grande salle, toute impression défavorable disparaît : on comprend aussitôt que l’architecte, disposant de ressources limitées, a cherché à faire de l’utile au dedans, plutôt que du beau au dehors.

 

POUR QUI ? POUR QUOI ?

 

Le Calvinium a été conçu pour des conférences, des réunions, des groupes d’études de la Bible ou des concerts et le comité mis en place trie sur le volet les activités acceptables, compte tenu de la vocation calviniste du lieu, ce qui ne va pas sans mal, vu les exigences quelquefois rétrogrades de ceux qui parrainent le lieu et qu’on pourrait grossièrement résumer en « pas de bonnes femmes, pas de politique et un minimum de catholiques ».

 

En 1867, Henri-Frédéric Amiel assiste, par exemple, à une conférence du théologien et philosophe genevois Ernest Naville (1816-1909) et note dans son fameux Journal, à propos du problème du mal, le thème de la soirée:

 

Mon impression sur l’ensemble, c’est que l’extrême habileté de l’apologète ne peut sauver une cause perdue, celle de l’orthodoxie, prise pour le vrai christianisme. – Mais sauf que je n’adhère pas, j’admire beaucoup.

 

Luc Weibel fait aussi remarquer que dans les conférences proposées dans les locaux de la Salle de la Réformation, on étudie le problème du mal mais on évacue complètement celui du mâle :

 

Un petit détail mérite d’être souligné. Parmi les auditeurs de Naville, en 1859, il n’y avait que des hommes. Il s’agissait en effet d’une de ces « conférences pour hommes » qu’avait lancées l’Union chrétienne. Cette règle d’exclusion fut maintenue, du moins au début, à la Salle de la Réformation. Mais on tenta tout de même de répondre aux attentes de l’autre partie de la population. En 1868, Ernest Naville prononce, dans la nouvelle salle, « deux discours pour dames sur le Devoir »...

 

WOMEN’S LIB ET DROIT D’INITIATIVE

 

Ça ne va pas se résoudre facilement : en 1883, la salle reçoit une délégation de la toute nouvelle Armée du Salut, créée en 1878 à Londres, et qui insiste sur l’égalité entre hommes et femmes sur fond de revendications féministes (la première pétition demandant le droit de vote pour les femmes sera déposée au Parlement anglais  en 1851 et la National Union of Women’s Suffrage Societies sera fondée en 1897).

 

Le sang bleu de l’aristocrate genevoise Valérie de Gasparin – qui préfère que les femmes se consacrent aux soins aux malades et à l’éducation – ne fait qu’un tour : « Articles arrogants, procédés ignobles (...) Femmes prédicateurs, au mépris des défenses de Dieu. » s’écrie-t-elle dans un pamphlet qui résume la fonction des femmes en un « Votre vocation n’est pas de pérorer mais de servir » qui a valeur d’anathème.

 

C’est qu’on n’apprécie pas du tout, par exemple, que Catherine Booth, la fille du fondateur de l’Armée du Salut, surnommée « La Maréchale », et pionnière de l’Armée du Salut en Suisse, prenne la parole et se permette non seulement de s’adresser personnellement au public de cette soirée mais en plus de faire du prosélytisme pour ce qui est considéré par beaucoup comme une secte évangélique.

 

Plus tard encore, tout un débat sur la prostitution à Genève – qui compte un certain nombre de maisons closes – va faire se hausser de nombreuses paires de sourcils : c’est une chose de consommer, c’est une autre d’en parler, en particulier au Calvinium....

 

Au chapitre politique et social, on mentionnera aussi la forte réaction de Francis Chaponnière, l’administrateur de la Salle de la Réformation, qui « trouve dangereux de réveiller les passions de la  populace » lorsque des réunions d’activistes ont lieu dans les locaux et que le nouveau Droit d’initiative populaire (1891) y est invoqué.

 

SOCIÉTÉ DES NATIONS ET CALVINISME

 

Comme partout dans l’œuvre de Luc Weibel, c’est à nouveau tout un pan de Genève, dans sa dimension locale et internationale, qui est révélé ici. C’est par la tangente, et grâce à l’histoire de cette Salle de la Réformation, qu’on accède à toute une réalité religieuse, économique et politique.


Côté scène comme côté coulisses, la petite et la grande histoire de Genève, son rôle mondial – « vocation internationale » vient à l’esprit, dans toutes les acceptions du terme –, l’importance et l’évolution du protestantisme, le lien historique et séculaire entre Genève et la Grande-Bretagne et l’origine calviniste de cette Genève influente et affluente depuis plus de 450 ans nous sont donnés à travers une documentation de premier ordre et une écriture élégante teintée d’humour qui fait revivre tout un univers qu’on croyait disparu :

 

(...) J’ai eu un certain plaisir, je l’avoue, à connaître ainsi de l’intérieur ce petit milieu bien pensant qui, au XIXe siècle, combinait en toute innocence les affaires du ciel avec celles de la terre. Fidèle à ma manière, je commençai par m’enthousiasmer pour la personnalité de Merle d’Aubigné, auteur d’une kyrielle de volumes exaltés sur les hauts faits des Réformateurs. Je découvris un banquier évangéliste, Alexandre Lombard, et toutes sortes d’œuvres dégoulinant de bonne conscience. Amiel m’aida à relativiser tout cela, ainsi que Marc Vuilleumier, qui m’apprit le passage par Genève (et par la Salle de la Réformation) du pasteur Stoecker, un des pères de l’antisémitisme allemand. (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021).

 

À cet égard, le choix de Genève comme siège de la Société des Nations, ancêtre des Nations Unies actuelles, est l’exemple type de ce que le livre de Luc Weibel donne à comprendre : les raisons secondaires et pourtant primordiales qui président aux grandes décisions.

 

On cherchait une ville pour le siège de la SDN, on hésitait entre Bruxelles la catholique – que les Français auraient préféré – et Genève la protestante, que avait la faveur des Anglais.

 

C’est la longue anglophilie de Genève et la multitude de pasteurs anglais et écossais formés dans la ville de Calvin au cours des siècles qui ont fait pencher la balance. Le Président Wilson, fils et petit-fils de pasteurs presbytériens, n’hésitera pas longtemps.

 

Ce livre est aussi l'occasion d'explorer une des facettes importantes de la culture protestante:

 

Sur le genre conférence, qui prit à cette époque la forme que nous lui connaissons encore aujourd’hui, il convient de s’interroger. Je me souviendrai toujours des propos que m’avait adressés un jour George Steiner, sur le seuil de la Salle des Abeilles qui est sans doute, à l’Athénée, la plus belle salle de conférence de Genève :

« En venant ici, vous sacrifiez à un très vieux rite, celui de la conférence, qui n’existe dans aucune autre civilisation. Devant vous, un homme va prendre la parole. Aucun pouvoir, aucune onction ne l’y autorise. De votre côté, vous n’êtes tenu par nulle obligation, ni religieuse, ni civile. Cet homme va simplement vous exposer une parcelle de son savoir. »

Il y aurait lieu, en effet, de décrire les modalités de ce rite, d’en écrire l’histoire. Cette histoire a été partiellement écrite, au XIXe siècle, par le pasteur et professeur Auguste Bouvier, dans une brochure qui s’intitule « Les conférences religieuses à Genève de 1835 à 1875, Notes d’un bibliothécaire » (1876). Mais, comme ce titre l’indique, Bouvier nous parle des conférences religieuses, ce qui nous éloigne apparemment des propos de George Steiner, lequel avait en vue la conférence « désintéressée », étrangère à toute propagande et à tout message. Cela nous met sur la voie, par contre, de la salle que les évangéliques genevois s’apprêtaient à construire autour de Merle d’Aubigné et de Lombard.

Bouvier (...) conteste l’origine « catholique » du genre. Les Anglais, en la matière, ont une longueur d’avance, et de citer des exemples remontant au XVIIe siècle. Mais on en revient bien vite au cas genevois, objet du début. Dès 1835, la Compagnie des pasteurs propose donc des « conférences » qui, au début, auront lieu à l’heure du culte, à dix heures, dans les temples. La formule connaît un certain succès, mais finit par s’essouffler. Elle sera reprise, dans les années 1850, par Max Perrot. On voit alors apparaître un terme bizarre : les « conférences d’hommes ». C’est que désormais, ces manifestations ont lieu le soir. Les Unions chrétiennes ignorent la mixité...

(...) Le protestantisme genevois est confronté à deux ennemis. Il y a d’abord l’ultramontanisme (les immigrés sont généralement catholiques) qui « construit  (l’église) Notre-Dame sur une esplanade saillante des fortifications rasées du vieux boulevard protestant » – en 1857-59. Mais il y a aussi la libre-pensée, qui s’exprime dans des brochures, et bientôt par un journal, Le Rationaliste. Les conférences organisées pendant ces années tentent de répondre à ce défi, en abordant sous tous leurs aspects les doctrines de la Réforme et l’histoire des protestants. Elles donnent l’occasion d’entendre Merle d’Aubigné, le comte de Gasparin mais aussi divers orateurs français que le chemin de fer Lyon-Genève (inauguré en 1858) permet d’inviter plus facilement. Elles donnent lieu à une intense propagande par affiche, par tract, prise en charge par les jeunes unionistes. Elles font souvent l’objet de publications en brochures.

Pour accueillir ces rencontres qu’on ne veut plus tenir dans les temples, des locaux sont nécessaires, et si possible dans les quartiers où se pressent les nouveaux arrivants.

(...) On conçoit dès lors à quels besoins répond l’initiative de 1861. Au souci d’honorer Calvin se superpose un projet beaucoup plus direct : devant la mutation genevoise, il faut affirmer la présence protestante par une construction d’envergure.

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

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17/05/2022
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