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Luc Weibel dans le texte : Le Promeneur (1982)

Est-il possible, vraiment, de s’arrêter dans la ville où l’on vit ? De regarder les lieux que l’on parcourt, et surtout de ne pas les oublier ? Ils se marquent certes en nous, et si un jour le destin nous contraint à les quitter, sans doute les retrouverons-nous, à l’autre bout du monde, dans toute la fraîcheur de leur présence. Oui, mais aujourd’hui, maintenant, ici, est-ce possible, non de rêver à ce qui n’est pas ou à ce qui pourrait être, mais à ce qui est là, sous nos yeux ?

 

(Luc Weibel, Le Promeneur, Carouge-Genève : Zoé, 1982)

 

En bon adepte de Rousseau – un Rousseau qui aurait lu les Mythologies de Roland Barthes – le Genevois Luc Weibel fait de ses promenades l’occasion d’observer et de déconstruire sa ville, ses légendes et jusqu’aux mots et aux expressions qui la caractérisent.

 

Son Promeneur a le regard rêveur, curieux et analytique tout à la fois –     « topomantique », écrit Luc Weibel dans L’Écrivain en herbe (2021, inédit), qui mêle topographie et sémantique, observation des lieux et sens qu’on leur prête – avec une attention portée à tout ce qu’il y a autour, à la signification, historique, littéraire, linguistique, iconographique, sociologique, populaire de Genève et de ses lieux et recoins, qu’ils soient emblématiques ou anodins.

 

1982 Weibel Luc Le Promeneur 01.jpg

 

Une relation intime et une dynamique apparaissent qu’il s’agit d’analyser, une culture se fait jour qu’il s’agit d’exprimer et qui tient au fait que ce qui est considéré anodin ne l’est que parce qu’autre chose est considéré comme emblématique, en un jeu de contrastes qui dépeignent en profondeur tout un système de valeurs qui se révèlent dans leur complexité, leur particularité et leur humour, aussi.

 

UN DOCUMENTAIRE AVEC VOIX OFF

 

Le récit est articulé en deux parties, « Le Crime de Montbrillant » – dont  le titre résonne comme un clin d’œil au Crime de la rue Morgue d’Edgar Allan Poe – et « La Fête au bois » qui rappelle presque le « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés/La belle que voilà la lairons-nous danser » » de la chanson.

 

Ce sont deux quartiers précis de Genève qui en sont les protagonistes : la rue de Montbrillant près de la Gare Cornavin, et, un peu plus loin, le quartier de la Jonction, où, en pleine ville de Genève, se trouve un bois et où se mêlent les eaux du Rhône et celles de l’Arve.

 

Le Promeneur aborde ces deux lieux dans le contexte d’un moment précis qui sert de révélateur dans le sens photographique du terme, un fait divers pour la rue de Montbrillant et, pour la Jonction, le festival du Bois de la Bâtie, un des événements annuels de la vie culturelle genevoise.

 

Le tout ressemble, littérairement, à un documentaire filmé en caméra subjective avec voix off, une voix off empreinte d’humour et de légères touches de Nouveau Roman dans la narration (je pense à La Modification de Michel Butor) avec des interventions du style:

 

DANGER FALAISE annonce, non loin de ma porte, un écriteau bleu, frappé d’un écusson aux armes de la République, et fiché dans le tronc large d’un érable.

 

LA RUE MONTBRILLANT

 

On se promène dans le quartier de la Gare Cornavin, avec ses curiosités qui réveillent toute une suite d’associations d’idées tant visuelles que culturelles et linguistiques, et c’est toute une intimité genevoise qui apparaît en filigrane, avec, par exemple, ses prétentions architecturales et ses préjugés profondément ancrés par des siècles de tradition calviniste :

 

« Externat Sainte-Marie » : est-ce une école privée, une école confessionnelle, fréquentée par des jeunes filles que leurs parents, catholiques et français, font élever dans les bons principes, en vue de l’obtention du baccalauréat ? Si c’est cela, l’apparence de l’établissement me paraît en contradiction avec ce que son nom suggère. Cette construction est, en elle-même, rassurante : la forme du toit connote la villa 1900, à prétention rustique (c’était l’époque où l’on tentait d’élaborer un style suisse), conçue pour une bourgeoisie qui se veut proche de la nature et des traditions nationales.

(...) Sainte-Marie : le nom, au contraire, recèle un contenu mystérieux, peu familier. L’école catholique, tenue par des bonnes sœurs, ou des dames austères, toujours en noir, passait autrefois, en milieu protestant, pour le siège d’un pouvoir occulte, s’exerçant au moyen de gestes étranges – le signe de la croix, et ce subtil jeu des paupières qu’on appelait, avec une terreur un peu feinte, « l’œil catholique » - et de formules magiques : définitions du catéchisme relatives à la Trinité, termes au sens inconnu (Eucharistie, hostie, Immaculée Conception), prières apprises par cœur (et Jésus le fruit de vos entrailles...). Les adultes tenaient cela pour singeries et attrape-nigauds, mais secrètement nous envions ce savoir auquel nous n’avions pas accès, ces formules latines (Dominus vobiscum), ces litanies qui rejoignaient, avec les comptines, le trésor de tout ce qui se répète, d’âge en âge, dans les cours des écoles et les chambres d’enfants : tout un usage ludique du langage que le rationalisme moderne ne comprend guère. »

 

Plus loin, c’est l’affichage public qui est observé :

 

La ville, ici, oublie de se contrôler, de se retenir. Elle lâche les rênes. La pauvreté, l’entassement, les détours, le vide, défient son ordre. (...) Outre les voitures, omniprésentes, dans le moindre recoin, dans la moindre ruelle, elle multiplie les inscriptions, qui prennent ici la valeur d’objets rapportés, de messages ne s’adressant à personne. Une danseuse de flamenco vante le Bon Génie. L’ « action Coop » surmonte une armée de flacons dont le contenu reste incertain. Entre les deux, LE RETOUR DU CHRIST UNE ESPÉRANCE VIVANTE, s’ordonne en lignes inégales mais irrésistibles.

Un peu plus loin, un mur proclame DÉSARMONS LES FLICS. En face flottent au vent les affichettes de La Suisse. L’une annonce : Après la fusillade de Montbrillant, mort d’un policier. L’autre : Après le décès d’un jeune drogué le cri d’alarme du père.

 

Et justement, à propos de ce fait divers qui vient d’avoir lieu dans le quartier, le promeneur entre dans un café et se met à lire le journal, prétexte à toute une étude linguistique – humour et dérision compris – sur la façon dont la mort est transcrite par la presse locale avec ses codes culturels très précis :

 

Le journal est accueillant. À côté de la violence, il fait place à la cérémonie, à l’ordre. À la mort qui ne scandalise pas, parce qu’elle s’insère, rituelle, dans les colonnes des avis de décès. La Tribune du 10 mai en contient une pleine page.

Tout ici est fait pour rassurer. Le mort n’est pas seul, dans l’anonymat d’une chambre sordide, ou renversé sur le pavé luisant. Il s’avance, précédé par la cohorte de ses parents, suivi par l’énumération de ses qualités familiales : bien-aimé époux, frère, beau-frère, oncle, grand-oncle, cousin et ami. Cette traversée plus qu’honorable des rapports de parenté justifierait à elle seule l’épigraphe qu’on lit ici : « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course et j’ai gardé la foi. » Mais Monsieur John Dupuis a, en fait, d’autres sujets de satisfaction. Il fait partie de ces privilégiés qui, dans la presse locale, « meurent plusieurs fois » : chacune des sociétés auxquelles appartenait le défunt se faisant en devoir de publier un avis particulier. M. Dupuis est ainsi pleuré par la Section de gymnastique des Eaux-Vives, l’Union fédérale des gymnastes vétérans, la Société de gymnastique d’hommes des Eaux-Vives (sic), la Société des samaritains de Genève. Ce qui étoffe singulièrement son personnage social : cinq fois président d’honneur, ce « cher et regretté membre », membre dévoué, membre honoraire et moniteur-chef, était titulaire de la médaille Henry Dunant.

 

LA FÈTE AU BOIS

 

Là aussi le quartier de la Jonction et ses caractéristiques, est une mine d’observations pour Le Promeneur de Luc Weibel :

 

TEMPLE

Non loin, sur les falaises, s’élève le temple, vaste façade noire, sans ornement, si ce n’est le signe IHƩ. Cette austérité alliée au gigantisme des années 1930 rompt avantageusement avec le genre église à clocher du XIXe siècle. Alors que l’ancienne manière s’inscrivait dans un cadre villageois, dans des habitudes de petitesse, celle-ci témoigne d’une volonté d’espace, de vide, d’une démesure, d’une démence secrète. Ce vide, antipathique, m’attire pourtant. Dans la valse des idées, des systèmes de valeur, ce qui reste, ce qui dure, ce ne sont pas les choses bien pensées, ingénieuses, intelligentes, mais plutôt les monuments, les masses de pierre, les tumulus : sachant qu’inlassablement, au cours des siècles, la mobile pensée des hommes vient les insulter puis les encenser, ils peuvent attendre, en toute confiance, qu’on leur revienne.

 

Un peu plus loin, à la recherche de « baraquements », le promeneur rencontre un homme en train de tailler un poirier dans le jardin d’une villa et qui, dans une réponse en forme de discours indirect libre, révèle tout un monde de hiérarchie sociale avec sa terminologie locale:

 

Les baraquements ? il les a toujours vus là ; ils sont aujourd’hui à moitié vides. Les saisonniers ? sur le sujet, il est assez réservé. Il ne profère pas d’énormités racistes. Dommage, ça ferait bien dans le tableau : le petit bourgeois suisse et propriétaire, râleux et xénophobe, en face du prolo héroïque et exploité. Non, il préfère nous parler du cycle d’orientation voisin, qui l’incommode davantage, parce qu’à la sortie des classes les jeunes passent devant chez lui en hurlant et en faisant pétarader leurs motos. Mais les saisonniers, non, ils sont tranquilles, il n’a pas à se plaindre.

 

Et puis il y a le Festival du Bois de la Bâtie, la Fête qui, telle une madeleine, rappelle au promeneur des lectures d’enfance :

 

Mon idée de la fête doit quelque chose au souvenir des anciens voisinages. Elle est peut-être la traduction, légèrement modernisée, d’un livre illustré que j’avais lu enfant et dont la couverture représentait des petits garçons en costume marin et des petites filles en robes bouffantes, autour d’une échelle où l’un deux montait pour allumer un lampion. Le livre s’appelait : Tout à la joie ! (...) Oui, c’est à cette fête-là que je pensais, en parcourant la pelouse encore humide de la rosée du matin. Fête qui s’annonçait, fête en devenir, fête dont tout l’attrait était dans la surprise qu’elle réservait.

 

Au bout du compte, c’est une autre Genève qui émerge de ce livre magnifique, une Genève charnelle, familière, tout aussi populaire que bourgeoise, bien loin, en tout cas, de la Genève internationale et son image un peu trop artificielle, une Genève avec ses strates, son architecture, ses symboles, ses expressions et ses tournures de phrase et avec tout ce qui est le résultat de siècles de conventions ou de préjugés selon le point de vue.

 

Une Genève intime en forme de grande maison, en somme, dont Luc Weibel - dans le Promeneur comme dans l'ensemble de son oeuvre - nous fait visiter avec tendresse quelques pièces pour que nous puissions faire un peu partie de la famille, squelettes dans le placard et secrets de famille compris.

 

Quand on est au milieu du viaduc, on se trouve entre la voie et l’immensité du fleuve. Un pilône porte l’inscription DANGER, sans doute à cause des fils électriques. Mais le danger, je le verrais plutôt en moi : sauter la barrière médiane au moment où passe la locomotive – rien de plus facile – ou sauter dans le Rhône, vers l’eau qui scintille. On dit qu’à l’instant de la mort, et particulièrement quand elle se produit de façon brutale (question pour celui qui se jette à l’eau : que se passe-t-il entre le pont et la surface du fleuve ?), nous revoyons dans un éclair l’ensemble de notre vie. Ce lieu médian (point de jonction des cours d’eau, axe d’un boulevard qui conduit au centre de la ville) s’ouvre non sur les épisodes d’une vie individuelle, mais sur tous les points forts de la destinée collective.

De là, on aperçoit, presque dans un même regard, toutes les antennes de la ville : les tours de Saint-Pierre, celle de la Télévision, et les émetteurs de la Police. Un film qui s’appelait précisément Antennes, a tenté de connaître ces lieux et de s’en garder. Mais est-il vraiment nécessaire de les redouter ? Longtemps nous avons proclamé qu’ils se jouaient de nous, qu’ils nous manœuvraient. N’était-ce pas leur faire beaucoup d’honneur que de les laisser seulement accéder à notre pensée ? Peut-être que d’être tus, ils retombent bien vite dans le néant dont il est inutile de les tirer.

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

2020 Weibel Luc Portrait.jpg



26/04/2022
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