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Luc Weibel dans le texte : L’Échappée belle (1993)

En bon Genevois littéraire, Luc Weibel est un adepte incorrigible de la promenade méditative à la Rousseau teintée de journal intime à la Amiel, le tout imprégné d’éducation et de tradition – de surmoi ? – protestants enrichis d’une sensibilité d’universitaire de gauche, d’un œil d’historien, d’une grande culture et d’une capacité d’analyse et de synthèse qui a tout à voir avec Roland Barthes et sa méthode : à travers cette entité particulière appelée Genève, chaque promenade est prétexte à rêveries et à déconstruction de mythe.

 

1993 Weibel Luc L'Échappée belle 01.jpg

 

Le Promeneur, Arrêt sur image ou L’Échappée belle (Genève-Carouge : Zoé, 1993), tels des albums littéraires, ne sont toutefois, chez cet auteur, que la pointe de l’iceberg  et ne regroupent qu’une partie de ses parcours savants: de nombreux autres sont disséminés dans de multiples revues et publications, tels des chapitres épars d’un Grand Livre de Genève qui serait à reconstituer.

 

On espère bien qu’ils feront un jour l’objet d’une compilation, qui, façon portrait chinois, donnera à voir en toute complicité et en toute intimité cette Genève de Luc Weibel, bien moins superficielle et bien plus passionnante que l’officielle, d’autant que s’y ajoute – comme pour le Paris de Balzac, depuis le Dictionnaire des enseignes (1825) jusqu’à la Comédie humaine – l’attention de l’historiographe, inquiet de voir disparaître une certaine « âme de Genève » et se donnant pour mission de la révéler et de la préserver pour le futur, ne fût-ce que par la plume.

 

GENÈVE QUARTIER PAR QUARTIER

 

En attendant, et pour faire patienter et saliver le lecteur, je donne ici une liste non exhaustive de quelques récits-promenades parus çà et là :

 

- Villereuse (1975 ?) : rue de la Maison rouge, rue de la Vinaigrerie, rue de la Terrassière...

- Un village ouvrier (1977) : un quartier de petites villas datant du début du XXe siècle, chemin de Bois-Gentil, avec ses habitants (un chauffeur de transport public, un entrepreneur, un cordonnier, un ancien journaliste...).

- Le quartier du Seujet (1980) : à travers la mémoire des vieux habitants du quartier, la trace d’un ancien quartier médiéval détruit en 1930 pour construire un hôtel.

- Thonex : une mémoire en mouvement (1989) : différents témoins, dont un ancien serrurier, un ancien entrepreneur et une famille racontent l’histoire de la rue de Genève, maison par maison, avec dessins et photos anciennes.

- Lancy de part en part (1994) : une promenade de l’auteur aux Palettes avec sa fille de 3 ans. Par la force des choses, une attention toute particulière est donnée aux places de jeux et leur relation avec la construction des immeubles.

- L’Esprit d’escalier (1996) : un texte paru dans Le Voyage singulier, Regards d’écrivains sur le patrimoine Genève-Rhône-Alpes, dans lequel on se balade dans le vieux Genève (Bourg-de-Four, Madeleine, Treille...).

- D’une ville à l’autre (1999) : un itinéraire littéraire paru dans un dépliant du service d’urbanisme de la Ville de Genève. On part des Eaux-Vives pour arriver à Carouge en passant par Malagnou, le parc Bertrand, Champel, la Roseraie.

- Carouge ville sarde (1990) : une promenade dont une version en français a été publiée dans un supplément de la Neue Zürcher Zeitung consacré à Genève.

- Carrefour de Rive (2004) : publié dans le programme d’une animation organisée par la Ville de Genève.

- Les Bastions de Genève : Pro Deo et Natura (1994) : paru dans Le Journal de Genève. On y évoque le jardin, bien sûr, mais aussi l’ancien Jardin botanique, le calvinisme et ses relations avec les sciences naturelles, la présence de Rousseau et de Candolle, l’Université et son « Orphée charmant la nature », le grand vitrail d’Alexandre Cingria.

- C’était le plus beau quartier de Suisse (1992) : une ballade dans le quartier de Saint-Gervais parue dans l’ouvrage collectif L’Autre Genève.

- D’une cité à l’autre : les yeux d’Astrée (2007) : un parcours passionnant des barres d’habitations modernes du Lignon et des Avanchets qui passe par le Bois des Frères et sa rive du Rhône et qui remonte vers le cimetière de Vernier. On y évoque les longs poèmes des tombes Naville et la Villa Tropicale où vécut la famille d’Isabelle Eberhardt. Le tout est paru dans Marche et paysage, les chemins de la géopoétique aux éditions Métropolis.

 

BESOIN D’EVASION

 

Mais revenons à L’Échappée belle et remarquons, entre parenthèses, que ce beau terme d’ « échappée », chez l’écrivain comme chez le lecteur, fait un tabac dans la littérature suisse d’expression française, signe qu’il existe sans doute, ne fût-ce que dans les titres, un besoin ou un désir de s’évader et de fuir une réalité et un territoire un peu trop restreints et peut-être un peu trop restrictifs.

 

C’est dans L’Échappée belle : éloge de quelques pérégrins (Genève : Métropolis, 1996) de Nicolas Bouvier qu’on trouve sa célèbre phrase-manifeste :

 

Je m’étais tout à fait perdu de vue, ce qui est finalement la meilleure façon –et la plus discrète – de disparaître. Ce qui est aussi une des leçons du voyage.

 

Bouvier Echaoole libre.jpg

 

Et c’est dans L’Échappée libre : Lectures du monde 2008-2013 (Lausanne : L’Âge d’Homme, 2014)  que Jean-Louis Kuffer note ceci :

 

C’est en voyageant qu’on peut le mieux éprouver la qualité d’une relation intime et sa longévité possible, il me semble.

 

Kuffer Echappée libre.jpg

 

Luc Weibel aura inauguré cette belle trilogie d’échappées belles et libres – son livre est paru en 1993 – et la sienne, subdivisée en trois chapitres intitulés Vues sur le lac, Falaises de l’Arve et Échappées vers Chêne, augure déjà des deux suivantes puisque c’est le récit de plusieurs expéditions intra et extra muros lors desquelles son pérégrin se fond dans de longues ballades rêveuses qui sont, pas à pas, la preuve d’une relation intime et à chaque fois plus profonde avec sa ville.

 

ENTRE HOMAIS ET DIOCLÉTIEN

 

Dans ce recueil, c’est la République et Canton de Genève qui sont décryptés à travers ses faubourgs, ses banlieues et ses campagnes, qui en sont la prolongation, et qui, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, à la religion et à la configuration géographique et politique du territoire – la priorité a toujours été de privilégier l’unité religieuse protestante plutôt que de gagner en surface – gardent partout les traces d’une idéologie très marquée :

 

Dans la ville de Genève, si liée par son histoire à la Réforme du XVIe siècle, il n’est pas rare de rencontrer, au coin des rues ou dans les édifices publics, des souvenirs de l’époque où la cité s’enorgueillissait d’être la Rome protestante. Mais dès qu’on quitte ses faubourgs, on se retrouve bien vite en terre catholique.

 

Cette guerre de religion, cette émancipation du catholicisme et cette affirmation du protestantisme qui ont fait Genève se marquent dans tout son territoire, notamment dans les noms de ses localités, qui sont autant de traces d’une histoire religieuse  moins simple qu’il n’y paraît :

 

Tout le monde connaît Saint-Maurice, la célèbre abbaye qui garde les portes du Valais, dans la vallée du Rhône : Saint-Maurice et son trésor, Saint-Maurice et son collège, pépinière d’écrivains, Georges Borgeaud, Maurice Chappaz... Le Saint-Maurice genevois est moins connu, et pour cause : ce paisible hameau a la chance de se trouver à l’écart de toutes les grandes voies de communication, même si son existence n’a pas échappé à tous. Bien des citadins y ont élu domicile, cachant entre les hauts murs d’anciennes granges la quiétude de leur nid familial tapissé de livres.

Mais avant que le goût de la ferme rénovée ou du « rural transformé » ne se répande, d’autres amis des champs avaient envahi la campagne, bâtissant ici ou là – entreprise aujourd’hui sévèrement réprimée – cahutes et bicoques. On voit encore, sur la route qui conduit de Collonge à Saint-Maurice, une de ces créations spontanées, parfois attendrissantes de modestie, parfois criantes de mauvais goût, souvent environnées de massifs de fleurs qui, étant bien plus grands que la maison elle-même, lui confèrent l’allure d’une illustration pour livre d’enfants.

 

C’est dans le coin que le promeneur évoque une paroisse dont un curé a raconté en détail l’histoire et la répression dont furent victimes les catholiques genevois au XIXe siècle :

 

Ville et campagne... Je ne savais pas, en arpentant paisiblement les chemins verdoyants qui flânent entre vignes et coteaux, que je parcourais une terre violentée, marquée par une persécution qui, certes, doit plus à Homais qu’à Dioclétien, mais qui mérite d’autant plus d’être rappelée qu’un souci légitime de paix sociale a conduit ses victimes mêmes à la gommer pieusement de leurs annales.

 

BALADE OU SAFARI ?

 

Au delà du sérieux de l’observation visuelle et des commentaires sociologiques ou historiques, il ne faudrait pas oublier l’humour pince-sans-rire de Luc Weibel qui, usant de changements de registres, pimente avec verve toutes ces ballades.

 

Le tout début donne le ton, façon ouverture d’opéra-comique, avec un aperçu des différentes tonalités musicales du livre qui, pour être sérieux, n’en est pas moins souvent badin :

 

Au-dessus du lac qui, à mes pieds, déploie son miroir immobile, l’éclat du croissant de lune doit être bien vif, quand la nuit étend au loin, jusqu’aux crêtes du Jura, son long manteau d’ombre. Et les parfums de l’amour que j’y crois cueillir, bien des poètes les ont respirés sur ces rives. Byron, Percy et Mary Shelley y vécurent de concert, dans une villa qui, depuis lors, n’a pas cessé d’attirer les regards des sectateurs de Vénus. Une terrasse aménagée le long du chemin qui y conduit permet aux amoureux automobilistes d’y jouir de la « vue admirable » qu’on y a sur la rade de Genève sans mettre pied à terre. De la vue ? Des musiques, souvent brutales, s’échappent des portières à demi ouvertes, et parfois la buée voile les vitrages des voitures. Qu’importent alors les détails du paysage quand les yeux chavirent et se perdent dans l’extase ?

Mais je m’égare, sans doute. Le voisinage d’une maison de maître à l’élégance cossue et un reste de retenue helvétique tempèrent ces débordements, dont un écriteau bien en vue commande de s’abstenir à partir de vingt-deux heures.

 

Le resto-terrasse chic abonde en passés-simples et en vocabulaire précieux :

 

Nous parcourûmes le couloir central du navire, le sourire aux lèvres – ce sourire un peu benêt que donne le plaisir du grand air, et qui n’a rien à voir avec la civilité des dîners en ville –, espérant sans doute infléchir, à force de bonne volonté, la réalité des circonstances dans un sens correspondant mieux à ce que nous étions et ce que nous souhaitions. On nous désigna une petite table, un peu bancale, proche de la porte qui, communiquant avec la cuisine, battait à chaque passage des serveurs, et nous inondait d’une généreuse odeur de friture. Nous n’allions pas nous plaindre : c’était la spécialité de l’endroit, souvenir probable du temps où les pêcheurs de la Belotte venaient ici, le matin, offrir les prémices de leurs prises nocturnes.

 

Plus loin, à l’estaminet champêtre, on s’encanaille dans le vocable plébéien et même patoisant :

 

Ce qui attire beaucoup de promeneurs à la campagne, ce n’est ni l’éclat des demeures historiques, ni la douceur du soleil sur les feuillages, mais une réalité plus tangible : les sympathiques petits bistrots de village où l’on peut siffler sans hâte trois décis de blanc du pays, ou se taper une gibelotte. Mais interrogez les connaisseurs. Ils vous diront : Mon pauvre monsieur, des bistrots comme vous en rêvez, il n’y en a plus depuis belle lurette. Car le café de village, institution qui marqua plus d’un siècle de vie rurale, lieu de toutes les rencontres et de toutes les habitudes, où un tapis est réservé aux joueurs de yass, où l’on se rend tous les jours pour l’apéro, où dans un coin des « crousilles » attendent les oboles des sociétaires qui, en fin d’année, utiliseront l’épargne ainsi constituée pour s’offrir une sortie en autocar (ou même en avion) copieusement arrosée, et agrémentée de sonores et musicales bouélées, tout cela relève de l’histoire.

 

Ailleurs, on évoque une Genève internationale c’est à dire exotique, celle de l’église orthodoxe russe, ses chants et son encens, mais aussi le quartier chic de Champel, sa synagogue enfouie, et l’avenue Krieg, devenue célèbre à cause d’Albert Cohen – celui de Belle du seigneur plutôt que de Mangeclous –, écrivain genevois et insigne ressortissant de Corfou qui hante encore les lieux,  en robe de chambre, comme il se doit.

 

Au final, on a participé à un safari en terres connues et inconnues, qui, par endroits, fait penser au périple passionnant, drôle et dérisoire qu’aurait pu accomplir un des compères de Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, un périple qui n’oublie pas de raconter au passage la petite histoire à l’origine des célèbres éditions genevoises Zoé où Luc Weibel a publié une grande partie de ses œuvres.

 

Enfermé dans la masse architecturale de la ville, on oublie parfois qu’elle est ceinturée par les eaux. Le lac est bien visible, mais on remarque moins le coin de l’Arve. Il m’arrive, pour tenter de le rejoindre, de franchir la colline de Champel. Longeant le parc Bertrand, j’emprunte alors l’avenue Peschier, qui a conservé, sur son côté droit, quelques villas caractéristiques d’un quartier résidentiel aujourd’hui largement envahi par les blocs locatifs. L’une d’elles, dont le toit imite celui des fermes bernoises, est un bel exemple de ce « style suisse » que répandit l’Exposition nationale de 1896.

Cette maison cossue, comparable à tant d’autres qui occupaient naguère, au milieu de jardins fleuris, le plateau de Champel, est habitée depuis une vingtaine d’années par une communauté, ce qui lui vaut de porter le nom de « commune Peschier ». Appellation qui fait penser plutôt à l’Allemagne, où ce genre d’institution commença à fleurir vers 1967-70.

(...) Dans la « commune Peschier », il était entendu qu’on partageait l’usage du jardin, les pièces du rez-de-chaussée, ainsi que certains repas. Pour le reste, chaque couple ou famille gardait son quant-à-soi, et il semble que bien vite, le souci de conserver un espace privé et de le défendre contre les incursions extérieures prit des formes qui n’avaient rien à envier à la mesquinerie du monde petit-bourgeois qu’on prétendait abandonner. Entre « couples » et « célibataires », la situation d’observation-envie-frustration qu’engendrait leur différence de statut s’enrichissait des menus incidents que réserve une promiscuité continuelle, renforcée par les aléas de la vie d’un chalet craquant de toutes parts.

Malgré ces descriptions peu amènes (effets possibles de la malveillance de ceux qui, ne participant pas à la communauté, se hâtaient de dénoncer l’échec « inévitable » de l’entreprise), ou peut-être précisément en raison de la modestie de son projet, qui récusant toute utopie se bornait à répartir équitablement un habitat de qualité, pour un loyer raisonnable, la commune Peschier a duré, et dure encore. Outre cette histoire dont la longueur force le respect, elle peut s’enorgueillir d’une contribution d’importance à la chronique culturelle de notre pays. C’est en effet dans ses sous-sols, et plus précisément dans son « garage » que vécurent pendant quelques années les éditions Zoé. L’entreprise, là aussi, se voulait collective : en combinant tous les aspects de la production du livre, de l’édition à l’imprimerie, il s’agissait de donner expression à la pensée sauvage, libertaire, qui embrasait alors l’Europe. Après une réédition du Manifeste situationniste, on vit paraître les Reportages en Suisse du sulfureux Nicolas Meienberg. Inquiet de tant d’audace, le propriétaire exigea le départ des quatre éditrices qui allèrent s’installer à Carouge : une fois de plus, la « cité sarde » faisait la nique à la Genève des banques et s’affirmait comme un lieu où la liberté de l’esprit tend la main aux plaisirs de la vie.

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

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04/05/2022
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