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Luc Weibel dans le texte : Les Petits Frères d’Amiel (1997)

Vouloir réparer une injustice à la fois culturelle et sociale qui empêche une partie de la population de s’exprimer et d’avoir accès au débat public n’est pas la moindre des facettes attachantes de l’œuvre de l’écrivain Luc Weibel : dans ses livres, il s’agit souvent de restituer ou de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas eue, de les faire revivre, de leur donner voix au chapitre dans tous les sens du terme.

 

Pierre Bourdieu et la question de la reproduction des élites et de la représentativité sont passés par là, et l’auteur, fidèle à son éducation protestante, qui encourage l’entraide, mais aussi à ses engagements de jeunesse – y compris maoïstes – et à son héritage culturel genevois, n’a jamais cessé ce combat sociologique et littéraire.

 

Dans cette ramification de son œuvre, où figurent Louise et Charles Rosselet, sans compter les articles écrits pour de nombreuses publications et qu’on aimerait voir regroupés (j’en ai fait une liste non exhaustive dans mon article sur L’Échappée belle), il est aussi l’auteur de André Lamouille, serrurier genevois – qui devait être publié en seconde partie de Pipes de terre et pipes de porcelaine mais au final n’a paru qu’en 1995 dans la Revue de Belles-Lettres – ainsi que co-auteur du scénario Mémoires en ville : les Tramelots racontent (1980), un documentaire introuvable aujourd’hui.

 

C’est dans cette veine qu’il faut inclure Les Petits Frères d’Amiel qui, à nouveau, laisse s’exprimer une série de personnalités méconnues en lien avec Genève, qui vont du mathématicien Georges-Louis Le Sage (1724-1803) à la jeune bourgeoise Hélène Monnier-Dufour (1839-1921) en passant par le précepteur Jean-Pierre Henry (1814-1877), l’architecte et historien Jean-Daniel Blavignac (1817-1876) et le professeur d’anglais établi à Genève Thomas Harvey (1817-1876).

 

POURQUOI AMIEL ?

 

Mais que vient faire ici l’Amiel du titre ? C’est qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), professeur d’esthétique et de littérature française à l’Université de Genève, est un graphomane invétéré devenu l’archétype du diariste qui, chaque jour, note scrupuleusement dans son journal intime tout ce qui lui arrive, ou plutôt, dans ce cas précis, tout ce qui ne lui arrive pas tout au long de ses soixante ans d’existence tranquille mais angoissée.

 

Cette non-existence a rempli entre 16 000 et 17 000 pages manuscrites – le Journal complet fait 12 volumes dans l’édition de l’Âge d’Homme – des milliers de pages qui ont fasciné et fascinent encore un certain nombre de lecteurs, écrivains surtout, par la clarté d’un style, la lucidité amère de leur auteur et une contemplation du vide qui rejoint un certain nihilisme littéraire européen (je pense en particulier à Roland Jaccard, grand défenseur de l’œuvre).

 

On comprend mieux pourquoi Luc Weibel, admirateur d’Amiel, et lui-même grand diariste, ait voulu, sous ce haut patronage, honorer les cinq témoignages qu’il a choisi de présenter avec un sous-titre, Entre autobiographie et journal intime, qui tient compte des divers formats que prennent ces témoignages sur soi qui ne se présentent pas forcément sous la forme conventionnelle du journal intime.

 

LES PETITS PAPIERS

 

Dans sa préface, Philippe Lejeune, auteur de Je est un autre (Paris : Seuil, 1980), une référence dans la problématique de ce qu’on appelle le « récit de vie » –  quelle est la part du sujet et quelle est la part du scribe ? – parle des trésors enfouis dans les archives publiques ou dans les greniers des familles :

 

Il faut trouver une autre manière de faire vivre ces manuscrits, d’entretenir leur mémoire, de leur procurer de temps à autre des visiteurs. La meilleure manière est celle qu’inaugure ici Luc Weibel : faire des portraits de vie, des croquis de textes. Amiel a eu beaucoup de petits frères, et encore plus de petites sœurs !

 

1997 Weibel Luc Les Petits Frères d'Amiel 01.jpg

 

Luc Weibel, comme à son habitude, présente avec soin ses protagonistes, replace chacun dans son contexte, et, dans cette anthologie de grands inconnus genevois, donne des extraits choisis de leurs écrits respectifs.

 

De Georges-Louis Le Sage, il relève dans le titre même du chapitre qui lui est consacré – Le Sage ou le Je en fiches – que ses textes autobiographiques sont constitués par des milliers de cartons souvent découpés dans des cartes à jouer, ce qui explique un style plus proche de l’aphorisme que de la narration de soi, la méticulosité du mathématicien expliquant peut-être aussi le côté presque maniaque, dans le sens pathologique du terme, de ses écrits où abondent, façon entomologiste, les énumérations de toutes sortes, tout comme les majuscules affirmatives, le soulignage ou la ponctuation très personnelle :

 

Préceptes généraux pour inventer. Conseil aux jeunes Gens de lettres : pour se rendre l’Esprit original, c’est-à-dire fécond en idées peu remarquées avant eux. – C’est, de ne laisser passer (soit dans leurs lectures, ou dans leurs conversations, ou dans leurs méditations, même les plus irrégulières), aucune pareille idée, aucune lueur de solution de quelque question ; sans s’y arrêter beaucoup plus que sur tout le reste, et sans en prendre note ; pour la ruminer ensuite à loisir, jusqu’à ce qu’ils l’aient entièrement tirées au clair.

 

Le soin que je prends, pour écarter de mes écrits, tout ornement, et toute parole inutile ; pourra bien m’attirer un jour le sobriquet de Quaker de la philosophie.

 

 

 

SE CONSTRUIRE ET SE RACONTER

 

 

Cette influence de la profession dans la façon d’écrire, et d’écrire sur soi, est tout aussi flagrante chez l’architecte Jean-Daniel Blavignac qui construira et reconstruira sans cesse le récit de sa vie sous divers formats, dont un début d’autobiographie qu’il reprendra régulièrement et complètera tout au long d’une existence aux conditions matérielles difficiles (il finira dans la misère) en une sorte de recherche désespérée de soi qui est à mettre en lien avec une inquiétude métaphysique – « Je suis profondément religieux, et je suis privé de religion » - qui le rongera toute sa vie.

 

J’étais un employé comme on en fait peu : je n’entrais jamais au café, le dimanche se passait pour moi au bureau, au sermon et en études archéologiques... La religion et la science étaient pour moi des compagnes préférables à toute autre.

 

L’ambiance est bien plus chaleureuse dans le diary du professeur d’anglais Thomas Harvey. Luc Weibel nous apprend que c’est une figure historique connue de Genève : une salle Harvey existe aux Archives d’États, il y a un prix Harvey qui est décerné par la Société des Arts et l’Université propose une bourse Harvey pour des chercheurs d’Outre-Manche.

 

Adopté par Genève, qui a une longue histoire d’amour avec la Grande-Bretagne due à un calvinisme qui a formé des générations de pasteurs anglais et écossais, Thomas Harvey, établi dans la ville dès 1832, épousera Louisa Tourte-Wessel, genevoise de bonne famille et s’épanouira entre leçons d’anglais aux enfants de la bonne société, temps passé avec ses deux fils qu’il adore et rédaction, en anglais, de son diary. Une vie harmonieuse et joyeuse, en somme, dans un cinquième étage du 10 rue Calvin, avec vue imprenable sur les Alpes, le Mont-Blanc, le Jura et le lac :

 

« As from a solitary tower in the bull’s eye of Geneva, we range over the old republican city quietly and unobserved, peering everywhere, seeing all, unseen. Our balcony is aromatically beflowered and shaded by three marquees under whose benches we lounge, think, dream and thank God for such blessings. Our home is probably unique in the world and we love it with the exclusive fanaticism of Robinson Crusoe for his island. »

 

(ma traduction)

 

« Comme du haut d’une tour solitaire en plein centre de Genève, nous surplombons tranquillement et sans être épiés la vieille ville républicaine, scrutant tout, voyant tout, mais invisibles. Notre balcon est aromatiquement fleuri et ombragé par trois marquises sous lesquelles se trouvent des bancs où nous paressons, pensons, rêvons et remercions Dieu pour toutes ces bonnes choses. Notre foyer est probablement unique au monde et nous l’aimons avec autant de fanatisme que Robinson Crusoë son île. »

 

UNE FEMME DE LETTRES

 

Pour Hélène Monnier-Dufour, la correspondance est une sorte d’autobiographie et de journal tout à la fois, qui lui permet d’exprimer ses doutes et de se raconter régulièrement à son amie Wilhelmine.

 

Ça m’a immédiatement rappelé, dans le ton, le magnifique Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac, roman épistolaire trop peu connu et dans lequel deux femmes de caractères dissemblables, l’une passionnée l’autre plus raisonnable, se racontent dans chaque lettre. Chez Hélène Monnier-Dufour, on retrouve aussi cette sorte d’intimité, sans les réponses de son amie Wilhelmine, malheureusement.

 

Et c’est tout le tableau d’une époque et d’une vie de femme bourgeoise qui apparaît dans les lettres de cette Genevoise observatrice, vive et pleine de fantaisie, qui n’évite pas, quant il le faut, les sujets plus épineux :

 

Si j’avais eu quelqu’un à qui confier tout cela je l’aurais fait pour demander des conseils, mais je n’avais personne. Ma belle-mère à laquelle il semblerait naturel que j’en parlasse ne saurait boire un verre d’eau sans le raconter à sa jumelle et la tante, après avoir solennellement promis le silence, s’en va tout racontant [sic] au premier venu [...]. Donc j’ai continué ainsi. Qu’aurais-tu fait à ma place ? Une fois la tante informée elle aurait tout raconté à la portière et à Mlle Amélie lesquelles à leur tour en aurait glosé avec tous les valets de chambre (16 juillet 1861).

 

JEAN-PIERRE HENRY, ÉCRIVAIN

 

Dans cette passionnante anthologie, j’ai été particulièrement touché par l’extraordinaire talent et le destin amer de Jean-Pierre Henry, auteur de quinze volumes autobiographiques dont un seul a été publié.

 

Luc Weibel rappelle ses origines et, dans la foulée, révèle à nouveau tout un pan de la petite histoire genevoise, très liée à une sorte de guerre de religion qui ne dirait pas son nom :

 

Jean-Pierre est né en 1814 à Meyrin, petit village français que le Congrès de Vienne a décidé d’annexer au canton de Genève, de même que toute une série de communes françaises et savoyardes. La cité calviniste accueille sans enthousiasme ces nouveaux compatriotes, et Jean-Pierre ne se fait pas faute de le rappeler : l’hôpital, gratuit pour les protestants, sera payant pour les catholiques. (...) Ce Meyrin paysan, si loin de la Genève des Eynard et des Pictect de Rochemont, est encore plus loin du nôtre, coincé entre son CERN, son aéroport, ses voies-express et ses cités-dortoirs. (...) Comme il est doué pour l’école, il apprend le latin chez le vieux curé qu’il suivra plus tard dans sa retraite, à Saint-Gingolph.

 

Jean-Pierre Henry, catholique de Genève, sera l’auteur d’un Journal magnifiquement écrit : il n’y a pas seulement la qualité d’un style, il y a aussi la profondeur de l’introspection, l’intelligence du regard et la conscience aigüe et amère de sa condition sociale dans une existence de précepteur, en Autriche,  au service de maîtres successifs  – et de maîtresses dans tous les sens du terme – sur qui il porte un regard lucide et cruel que son écriture rend parfaitement :

 

Il est bien triste en ce monde d’être pauvre, on ne peut compter sur l’amitié de personne ; l’éducation que j’ai reçue m’assimile quant aux manières et aux habitudes aux grands et aux riches ; mais je n’ai pas encore rencontré parmi eux les attentions que l’on se doit réciproquement entre amis ; le dirai-je, les riches retranchent toujours derrière leur argent et si vous passez les limites de ce retranchement vous êtes aussitôt hors de leur amitié ; il n’y a qu’une soumission souvent vile et toujours humiliante qui puisse vous maintenir dans leurs bonnes grâces. J’avais cru après 16 ans de connaissances que les dames de Walchen avaient de l’amitié pour moi, ô Dieu, combien j’étais loin du compte !

 

Il fera plusieurs allers-retours entre Genève et l’Autriche, sans jamais se sentir bien nulle part, comme beaucoup d’émigrés qui, revenant au pays, ne retrouvent plus celui qu’ils ont quitté tout en n’ayant pas non plus des liens assez fort dans leur nouveau lieu de vie, l’alternance des deux créant une sorte de passage constant entre deux réalités dont on perçoit la construction - l’artificialité ? –, rendant difficile par là-même le sentiment d’appartenance.

 

Tant l’écriture que le témoignage de Jean-Pierre Henry mériteraient de faire l’objet d’une publication et c’est tout le mérite de Luc Weibel de le faire revivre dans ce livre et de rendre justice à un pair, un observateur aux notations précises doublé d'un excellent écrivain.

 

Que dirais-je maintenant de Genève ? pas grand-chose. À part ma visite à Meyrin je n’allai nulle part, je ne vis pas une personne un peu instruite et, retenu par mon esprit d’économie, je n’allai qu’une seule fois au café du Nord pour lire des gazettes. – Ce qui surprend le plus après avoir habité longtemps les pays étrangers c’est de se trouver dans une ville relativement assez grande, sans garnison. Une chose encore choque singulièrement la vue, c’est l’aspect de la blouse ; elle donne aux villes françaises un air de vulgarité que n’ont pas les villes allemandes. – Après ces onze ans cependant Genève s’était un peu embelli : le Pont du Mont-Blanc, que je ne connaissais pas encore, ferait par sa longueur, sa largeur et la beauté de sa construction honneur à une plus grande ville ; il va du Jardin des Alpes près de l’Hôtel de la Paix au Jardin Anglais vis-à-vis de l’Hôtel de la Métropole. Le Jardin Anglais lui-même avait été considérablement agrandi. Parmi les constructions nouvelles, je remarquai une église russe sur les Tranchées dans le style connu des orthodoxes, une synagogue derrière la Corraterie ; le Temple des Francs-Maçons route de Carouge en style grec avait changé de destination et il était presque comique de voir suspendue entre ses colonnes l’enseigne d’un brasseur ; le nouveau théâtre des Variétés à Saint-Gervais ne s’était pas soutenu non plus et la troupe s’était logée dans une brasserie route de Carouge, où elle faisait les meilleures affaires en spéculant sur la soif de la classe ouvrière ; le palais électoral route de Carouge, le nouveau bâtiment de la Poste quai du Rhône ; mais rien n’égalait la beauté des édifices ou plutôt des palais de riches particuliers sur le terrain des Tranchées, bâtis en pierre de taille ; ils étonnaient autant par leur masse que par leur belle architecture ; il n’y en avait pas deux ou trois, mais des rues entières ! – La distance de Genève à Carouge se trouvait maintenant entièrement bordée de maisons, et le nom de route de Carouge était devenu un anachronisme, le peuple s’en servait encore, mais l’écriteau du carrefour l’avait changé en celui de rue de Carouge. Un tramway (omnibus américain) reliait Genève à Carouge, un autre reliait Genève à Chêne... »

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

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09/05/2022
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