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Luc Weibel dans le texte : Une thèse pour rien (2003)

Si c’était une chanson, Une thèse pour rien (Paris : Le Passage, 2003) de Luc Weibel dirait façon Charles Aznavour mais en plus universitaire, la bohème, la bohème, ça voulait dire on a vingt ans/La bohème, la bohème, et nous vivions de l’air du temps.

 

À la lecture, justement, me sont revenues en mémoire les Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger (Paris : Lévy Frères, 1854) avec les illusions passionnées et drolatiques d’une jeunesse qui veut refaire le monde, mais aussi la touche douce-amère qu’on trouve dans les Souvenirs de basoche de Paul Léautaud (Passe-Temps suivi de Passe-Temps II, Paris : Mercure de France, 1987) sur une jeunesse pas aussi simple à vivre qu’il n’y paraît.

 

C’est aussi un livre fondamental pour qui veut comprendre toute l’importance et la cohérence de l’œuvre de Luc Weibel et toute la manière dont cette œuvre est articulée dans ses multiples variations : on est ici au cœur de ce qui va déterminer sa vocation d’écrivain, les sujets qu’il va aborder par la suite, la méthode qu’il va employer et la façon dont son écriture va lier l’ensemble.

 

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Avec pour sous-titre « La Comédie du savoir », Une thèse pour rien, mélange délicieux d’autobiographie estudiantine et d’autoportrait mélancolique, raconte avec une lucidité teintée d’humour la jeunesse universitaire de l’auteur, perpétuel indécis qui, grâce au hasard – mais le hasard existe-t-il ? – suit d’autres chemins que ceux auxquels il était prédestiné ou, à choix, suit par la tangente les chemins prédestinés que ceux qu’il s’était imposés l’empêchaient de suivre.

 

Inutile de préciser que la « thèse pour rien » du titre, dans ses multiples avatars, a beaucoup servi au futur écrivain pour justifier auprès d’un quelconque « Fonds national de la recherche scientifique » du moment le financement de voyages, de séjours et d’explorations tous azimuts.

 

C’est qu’un roman de formation, dans le sens Bildungsroman du terme, ça coûte : la bohème a son prix que les parents et les professeurs, d’une ignorance crasse et oublieux de leur propre jeunesse, sont souvent incapables de comprendre. Que l’universitaire qui n’a jamais fait traîner ses études pour profiter de la vie à l’aide d’une bourse me jette la première pierre.

 

Cette odyssée estudiantine et picaresque mènera notre héros de Genève à l’Italie, de l’Italie à l’Allemagne, de l’Allemagne à la France avant le grand retour à Ithaque. Pour notre plus grand plaisir, ses chemins de traverse croiseront ceux de tout le Gotha académique et culturel des années 1960-1970 – on regrette que l’éditeur n’ai pas pensé à ajouter un index –, toute une époque et ses personnalités que ce livre, premier volume d’une série autobiographique qui comprend Un été à la bibliothèque et Le Lecteur distrait, fait revivre avec humour et précision.

 

QUAND GENÈVE FAIT ÉCOLE

 

C’est aussi l’occasion d’évoquer en détail un autre des icones incontournables de Genève en lien direct avec la Réforme protestante adoptée en 1536, avec son insistance sur l’obligation d’envoyer garçons et filles à l’école pour que chacune et chacun puisse lire son Nouveau Testament dans le texte au lieu de passer par des curés : l’Académie, fondée en 1559 par Jean Calvin lui-même.

 

Comme l’écrira Voltaire près de deux-cents ans plus tard dans une lettre à Jacob Vernet (1er juin 1744): « Je ne décide point entre Genève et Rome, comme vous savez, mais j’aimerais avoir l’une et l’autre et surtout votre Académie dans laquelle il y a tant d’hommes illustres, et dont vous faites l’ornement. »

 

Pour la petite histoire, l’Académie de Lausanne, plus ancienne (1537), avait été fondée par les Bernois – le Canton de Vaud voisin était alors une colonie suisse allemande quand Genève, dès 1535, devenait une République indépendante – et les occupants voyaient d’un mauvais œil que Pierre Viret et ses acolytes calvinistes, dont Théodore de Bèze (1519-1605), tentent d’en faire une référence en matière ecclésiastique, pouvoir d’excommunication compris.

 

Théodore de Bèze rejoint alors Genève un an avant la fondation de son Académie par Calvin, où l’on proposera aux futurs pasteurs protestants de la région et de l’étranger une solide formation théologique – rhétorique, dialectique, hébreu et grec ancien sont en bonus – au rayonnement international qui ne s’est jamais démenti.

 

De Bèze y sera professeur de grec ancien puis, à la mort de Calvin, lui succédera à la chaire de théologie et à la direction, et, plus tard, figurera à ses côtés sur l’emblématique Mur des Réformateurs dont Luc Weibel a décrypté brillamment la symbolique dans Le Monument et qui, dans le Parc des Bastions, fait résolument face – et c’est voulu – à ce qui est devenu depuis, en plus laïc, l’Université de Genève.

 

L’ÉCOLE DE GENÈVE ? QUE DE L’AMOUR !

 

La spécialité de l’Académie, cette exégèse religieuse et protestante qui combinait lecture et commentaire de textes, s’est solidement maintenue tout au long de ses plus de 450 ans d’existence.

 

À partir des années 1960, cette même exégèse, en version plus littéraire, sera illustrée par des professeurs de renom international – Marcel Raymond, Jean Starobinski, Jean Rousset, Jeanne Hersch, Georges Steiner ou Michel Butor, pour n’en citer que quelques-uns – qui feront honneur à ce qu’on appellera l’École de Genève.

 

Luc Weibel l’assimile à ce que Rilke écrit dans ses Lettres à un jeune poète au sujet des œuvres d’art qui ne peuvent être approchées que par « l’amour » :

 

En fait, la « critique » pratiquée par nos maîtres – Marcel Raymond, Jean Starobinski, Jean Rousset – était loin de ce que l’opinion commune appelait critique (par quoi il fallait entendre un jugement porté sur telle ou telle parution récente). Elle consistait à rejoindre les auteurs dans leur inspiration la plus essentielle et à reformuler leur apport dans un langage analytique. L’exemple le plus frappant de ce processus est donné par les textes de Raymond et de Starobinski sur Rousseau. Rousseau, auteur ennuyeux et larmoyant avant eux, devenait grâce à leur « lecture » un poète et un métaphysicien de première grandeur. La manière de Starobinski surtout m’a beaucoup marqué, au point que je n’ai pu m’empêcher de le pasticher à maintes reprise. Or ce que pratiquaient ces messieurs, c’est ce que Raymond a appelé « une connaissance aimante » (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021).

 

Dans Une thèse pour rien : la comédie du savoir, c’est, entre autres, un pan de l’histoire universitaire genevoise du XXe siècle qui renaît à travers les savoureux portraits des grandes personnalités qui lui ont donné ses lettres de noblesse.

 

MARCEL RAYMOND N’AIME PAS LA GÉOGRAPHIE

 

L’auteur évoque d’abord la figure de Marcel Raymond par le biais d’Alfred Berchtold, l’auteur de La Suisse romande au cap du XXe siècle dont l’influence sera déterminante sur les études littéraires en Suisse francophone jusqu’à ce jour, même si la « soutenance de thèse » à l’origine du livre – à laquelle Luc Weibel assiste – n’était pas gagnée :

 

Selon l’usage, dans son discours de présentation, l’impétrant avait justifié le choix d’un tel sujet. Il avait remarqué que les cours qu’il avait suivis pendant ses études lui avaient proposé des aperçus sur les disciplines les plus variées : aucun d’entre eux ne parlait des écrivains, des peintres, des intellectuels, des savants de sa petite patrie.

(...) On aurait pu s’attendre, après un tel exorde, à un concert de louanges. Il n’en fut rien. D’abord parce que cela eût été contraire au rituel de la thèse, qui veut que le candidat, fût-il le plus brillant, ne s’en tire pas sans une volée de bois vert, et puis parce que le directeur de thèse n’était autre que Marcel Raymond. Certes, le célèbre critique littéraire, maître incontesté de ce qu’on allait bientôt appeler l’École de Genève, avait salué la vaillance qui avait permis au candidat, après bien des tribulations, d’accéder au « havre de grâce » de la soutenance, mais il avait aussitôt marqué la différence qui séparait la méthode de Berchtold et la sienne. « Quand j’écrivais De Baudelaire au surréalisme, je n’avais fait aucune visite : vous avez adopté le parti contraire. »

(...) S’attarder sur la biographie de ses personnages était péché véniel. Plus fondamental était, chez Berchtold, le souci d’établir entre eux des parentés liées à leur origine géographique, voire d’établir des parallèles entre écrivains suisses de langue différente (en comparant, par exemple, Ramuz et Jeremias Gotthelf). Raymond n’excluait pas les regroupements, mais il préférait les établir en fonction d’affinités spirituelles, intellectuelles, et en tout cas transnationales. Les perplexités d’Amiel s’expliquaient-elles par l’héritage protestant, par l’étroitesse de la cité calviniste où il avait passé toute sa vie, comme le disaient Berchtold et tant de gens – avant lui et après lui ? Chaussant ses lunettes, Marcel Raymond nous lut de sa voix inimitable une série de textes de Maine de Biran, de Maurice de Guérin, de Flaubert, de Baudelaire : on y retrouvait la fatigue de vivre, le désespoir, le doute sur soi qui passent pour les caractéristiques du Journal intime.

 

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JEANNE HERSCH, PHILOSOPHE ENGAGÉE

 

Toujours indécis quant à ses études, l’auteur s’essaie à la philosophie et suit les cours d’une autre vedette de l’Université de Genève, la célèbre disciple du philosophe germano-suisse Karl Jaspers (1883-1969), Jeanne Hersch, dont Luc Weibel fait un portrait qui rend bien toutes les passions (mesurées) de mai 68 en terres helvètes :

 

Dans ses séminaires, Jeanne Hersch ne s’embarrassait ni de préambules, ni d’indications bibliographiques. Elle nous faisait lire, tout bonnement, la Critique de la raison pure, le Post-Scriptum  de Kierkegaard, la Phénoménologie de l’Esprit. Autant de livres parfaitement abscons pour tout lecteur normalement constitué. Mais, par une curieuse alchimie, leurs phrases, lues par Jeanne Hersch, expliquées par Jeanne Hersch, soudain devenaient lumineuses. En sa présence – mais il faut bien le reconnaître, seulement en sa présence... – on avait soudain l’impression de comprendre.

(...) Ce qui m’en reste – et ce n’est peut-être pas si mal – c’est l’image en moi d’une personne, d’un individu, d’un être d’une cohérence absolue, comme on en rencontre rarement, et dont je sais aujourd’hui que je n’en rencontrerai jamais plus. Cette image, il faut le dire, n’a pas résisté sans mal à l’image publique qui est devenue celle de Jeanne Hersch, après 1968, auprès des médias et du grand public en Suisse.

(...) Non-conformiste, Jeanne Hersch l’était aussi en politique. Membre du parti socialiste à une époque où la plupart des professeurs d’université se gardaient de tout engagement de ce genre, elle appliquait volontiers le crible de la raison critique dans les matières où les autres se content généralement d’adhérer aux valeurs communes de leur groupe.

(...) Les écarts de Jeanne Hersch par rapport à ce qui se pensait majoritairement à gauche n’entravèrent en rien le succès de ses cours (...) Tout changea en 1968, quand on s’aperçut que la dame en noir, insensible à l’air du temps, condamnait en bloc le Mouvement étudiant pour irrationalisme, millénarisme, méconnaissance des règles de la transmission du savoir et de la vie en société, et même cryptofascisme.

(...) Aujourd’hui, les années ont passé. Les thèses auxquelles Jeanne Hersch s’est opposée passionnément ont vieilli, et son anticommunisme, qu’on a pu lui reprocher, est porté à son crédit. Il y a longtemps que les anciens gauchistes on réhabilité Raymond Aron. Serait-il temps de réhabiliter celle qui fut l’une de ses amies, et qui partageait sur bien des points les vues du mentor du Figaro ? Ce serait compter sans le conservatisme profond de la Suisse, qui se paie aujourd’hui encore un gauchisme de façade qui ne lui coûte pas grand-chose, et lui permet, derrière la sécurité de ses frontières hermétiquement closes, de s’adonner aux joies d’un tiers-mondisme et même d’un marxisme dénués de toute incidence sur le réel.

 

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JEAN STAROBINSKI OU L’ART DE LA LECTURE

 

À la succession de Marcel Raymond, la chaire des études de littérature française avait été répartie entre deux de ses élèves, Jean Rousset et Jean Starobinski. Pour ce dernier, Luc Weibel en évoque avec affection le coffre à malices et à jeux d’esprit, cette fameuse mallette qu’il trimbalait dans ses cours et d’où émergeaient d’éblouissantes associations :

 

Cette mallette qui s’ouvrait (...) quand Starobinski venait, dans la salle 59 du bâtiment des Bastions, nous parler de Rabelais, de Diderot ou de La Fontaine. Pour avoir depuis lors entendu bien des professeurs, et parmi les plus grands, je mesurai soudain ce qui faisait la qualité singulière de ce geste : se présenter devant les étudiants avec ses livres. (...) Lui ne se bornait pas à citer. Ses auteurs, il les amenait avec lui, que ce fût (comme ce soir où il nous parlait de la mélancolie) Virgile, Juvénal, Augustin, Pétrarque ou Baudelaire. Quand il lisait un passage (...) il le tirait du livre lui-même, ouvert à la bonne page avec la sûreté de main du lecteur averti et gourmand. Et ce qui se produisait alors (en cela il rejoignait sans doute la manière de Jeanne Hersch, à laquelle le rattachait leur commune origine polonaise), ce n’était pas une leçon sur le texte, un commentaire, mais une simple lecture, presque la « monstration » du texte, qui le rendait présent, immédiat, effaçant des siècles de distance et nous montrant, dans ce poète des débuts de notre ère, un être souffrant comme nous, et donnant à sa souffrance, à peu de chose près, le même nom que nous.

(...) Cette approche des textes, Starobinski l’enseignait, dans son séminaire d’explication littéraire, avec une espèce de simplicité qui faisait illusion, et qui nous faisait croire à une apparente facilité. C’est que – coquetterie ou discrétion – il se plaisait à cacher aux regards les échafaudages qui lui permettaient de nourrir son discours. Ce discours cristallin, sans pesanteur, toujours harmonieux, ne ressemblait guère aux savantes constructions intellectuelles qui sont généralement l’instrument inévitable du commentaire.

(...) Starobinski parlait de Pierre-Jean Jouve, de Freud, d’Hölderlin, de Ronsard. Poésie, psychanalyse, mythologie, critique se rencontraient dans les chroniques lumineuses qu’il signait dans Preuves (où écrivait aussi Jeanne Hersch...) et dans la Nouvelle Revue française. Car sa plume franchissait aussi les frontières... éditoriales. Il publiait chez Gallimard, et nous lui savions gré de cette notoriété naissante qui faisait de lui une des étoiles de la « nouvelle critique », aux côté de Jean-Pierre Richard, Georges Poulet, de Gaston Bachelard et bientôt de Roland Barthes.

 

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JEAN ROUSSET, LE BAROQUEUX

 

Le second successeur de Marcel Raymond à la chaire des études de littérature française, c’est celui qui sera d’abord le directeur du « Mémoire de licence » de Luc Weibel – l’équivalent du « travail de Master », aujourd’hui –, puis de cette fameuse Thèse pour rien qui donne son titre au livre et que l’auteur a en partie effectuée avec le professeur Jean Rousset :

 

Paradoxe des paradoxes, cet homme coincé, réfrigérant, avait consacré de nombreuses années de sa vie à la forme d’art la plus exubérante, la plus débridée, la plus sensuelle qui soit : le baroque.

(...) Dépouillant systématiquement la littérature du temps, pendant les quelques années qu’il avait passées à Paris, juste après la guerre, il en avait ramené une thèse et une anthologie. Il y avait regroupé ses auteurs selon des affinités thématiques, proposant d’étourdissantes variations sur la paillette, sur le feu d’artifice, sur la bulle de savon. Circé et le Paon – figures emblématiques – étaient au centre de cette étude transdisciplinaire, où l’art et la littérature se rencontraient pour faire revivre les fêtes disparues du ballet de cour. L’ouvrage inscrivait son parcours sous le vocable des deux grands maîtres du baroque romain du XVIIe siècle : Borromini et le Bernin.

(...) Je revois Jean Rousset entrant dans la petite salle de séminaire de la Bibliothèque publique. Il ne venait pas, comme Starobinski, avec une petite mallette à la main, mais il déposait sous la lampe avare une pile de grands ouvrages dont s’échappaient les signes marquant les pages.

 

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ET LA THÈSE, ALORS ?

 

Comment résister à tant d’exubérance et de beauté, à cet appel du large qui  implique voyages et découvertes de toutes sortes, surtout après une enfance et une adolescence empreintes de sobre calvinisme familial ?

 

(...) C’était toute la civilisation européenne qui défilait sous nos yeux, et c’était aussi, pour moi, l’envers du monde rationnel, modéré, tourné vers l’intériorité et les tâches humanitaires, dans lequel j’avais été élevé.

 

C’est dit, le jeune étudiant propose à Jean Rousset, comme sujet de mémoire de licence, un ambitieux Le thème du miroir dans la poésie baroque que son « directeur de mémoire » apprécie à sa juste valeur, puisqu’une fois le mémoire et les examens réussis, il lui propose de faire une thèse que Luc Weibel va poursuivre en Italie, en Allemagne, puis en France, sans jamais vraiment la rattraper.

 

Et c’est le début d’une errance qui nous vaut des passages savoureux sur la vie d’un étudiant genevois largué dans l’univers austère et cosmopolite des milieux académiques et surtout dans le grand monde universitaire genevois et parisien.

 

Une fois la bourse obtenue, direction l’Italie, d’abord à la Fondation Cino del Duca sur l’île de San Giorgio Maggiore à Venise, pour des cours d’Alta Cultura, puis arrivée à l’Institut suisse de Rome où son premier repas est l’occasion d’observer son nouveau milieu ambiant :

 

Il y a là plusieurs archéologues et leurs épouses. La conversation est languissante, l’atmosphère froide et guindée. (...) Essayant de manger sans faire de bruit, je considère ces fruits de l’université romande. Je jugeais notre Faculté des lettres un peu somnolente, et je me retrouve au milieu de ses représentants les plus classiques, occupés à disséquer des vases grecs ou des racines sémitiques, menant une vie de petits bourgeois sous les somptueux lambris de la Villa Maraini.

 

LA DOLCE VITA

 

Heureusement, en dehors de l’Institut suisse, ça bouge un peu plus : Lacan vient parler à l’Université en souvenir d’un « Discours de Rome » prononcé en 1953 et au Goethe Institut on croise, entre autres, le philosophe Ernest Bloch, mais aussi deux poètes stars de l’époque, Giuseppe Ungaretti et l’allemande Ingeborg Bachmann, ex-compagne de Max Frisch :

 

(...) Et tandis qu’Ungaretti récitait d’une voix caverneuse des strophes sibyllines, je regardais la peau d’Ingeborg Bachmann qui transparaissait au travers d’une robe dont les épaules ménageaient de curieux jours circulaires. Elle avait l’air de s’amuser, et ne ressemblait en rien à l’oracle que je m’étais figuré à la lecture de ses vers frappés dans le marbre. Mais d’où tires-tu que c’est un oracle, m’avait dit Pierrette qui, pour me prouver que c’était une femme de chair et de sang, m’avait emmené un jour via Margutta, là où la poétesse avait coulé des jours heureux – mais mouvementés – en compagnie de Max Frisch.

 

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C’est l’occasion pour notre héros, entre plusieurs épisodes amoureux plus ou moins concluants, de mettre le pied à l’étrier et de proposer, en tant que correspondant en Italie et par l’entremise du dynamique Pierre Biner – critique théâtral et cinématographique au Journal de Genève, futur membre de la troupe américaine du Living Theatre et, plus tard, producteur de l’émission culturelle Viva à la télévision suisse de 1987 à 1997, 433 émissions brillantes et éclectiques qui ont marqué leur époque - toute une série d’articles que le brillant Walter Weideli, alors rédacteur des pages culturelles du Journal de Genève, accueillera à bras ouvert, tout comme le fera son homologue lausannois Frank Jotterand pour La Gazette de Lausanne.

 

Luc Weibel rend au passage un magnifique hommage à Walter Weideli, dont l’influence sur la vie culturelle en Suisse francophone a été considérable :

 

Weideli, je devais l’apprendre peu à peu, était un écrivain de talent, un de ces êtres dont le lien essentiel à la littérature est d’ailleurs indépendant de ce qu’ils ont réellement produit. (...) Le texte qui m’avait révélé Weideli était le récit d’un voyage en Grèce, publié en feuilleton dans le Journal, en novembre 1956, remarquable par la fraîcheur des notations et surtout par un style mélancolique, secrètement ravageur, qui s’apparente aux photos de Jean Mohr, son contemporain. Il y avait eu ensuite cet article sur Ludwig Hohl (...) et surtout ces pages littéraires dont il assurait la responsabilité, qu’il ouvrait toutes grandes au cinéma et au théâtre d’avant-garde, quand il ne réalisait pas de magnifiques numéros spéciaux sur Rousseau ou d’autres écrivains, en réunissant des contributions venues du monde entier, qui n’auraient pas déparé la revue savante la plus exigeante.

Weideli passait pour « cryptocommuniste », et cette qualité, jointe à la protection que lui accordait Olivier Reverdin, le directeur du Journal [de Genève], ne contribuait pas peu à son prestige. Grâce à lui, l’avant-garde artistique et littéraire – de Beckett à Grotowski et à Godard – était présentée aux lecteurs du quotidien, dans une optique originale, indépendante des modes parisiennes, auxquelles Weideli, pétri de culture germanique, était assez étranger.

 

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UN CROCHET PAR L’ALLEMAGNE

 

Il va de soi que sa thèse intitulée Narcisse dans l’art et la littérature du XVIIe siècle n’avance pas beaucoup. Notre héros, en proie aux affres du doute, saisit alors l’occasion d’un poste d’assistant pour l’automne 68 qui se présente à Fribourg-en-Brisgau, proposé par Hans Staub (Paul Disch dans le livre), professeur de littérature française à Zurich et élève de Georges Poulet, grand critique littéraire belge associé à l’École de Genève :

 

Pourquoi cette soudaine décision, qui allait me priver du séjour enchanteur de Rome, et lui substituer la perspective d’un exil dans les brumes du Nord, dans une petite ville inconnue ? Plusieurs raisons m’y avaient poussé. Mes premiers mois à Rome m’avaient fait connaître l’ivresse de la liberté, mais aussi son caractère fallacieux. Avoir une fonction précise, un travail, un port d’attache est un besoin fondamental. (...) La perspective d’être engagé, d’avoir un poste et un salaire répondait en moi à un désir de sécurité et de reconnaissance.

 

Ça ne marchera pas comme prévu : aux désagréments de la vie en solitaire dans un appartement où il faut cuisiner soi-même s’ajoute l’appel de la France – Freibourg-en-Brisgau est à deux pas de l’Alsace – à travers les émissions de France Inter et les événements de ces années 68-69 qui feront beaucoup de bruit :

 

Paris, plus que jamais en ces années-là, sert de point de référence. Il y a bien sûr les événements de mai, dont les échos ne se sont pas encore éteints. Il y a l’explosion intellectuelle qui les a précédés, l’avènement du structuralisme, l’éclosion de ces grands noms que sont Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, Roland Barthes. J’avais beau m’incliner bien bas devant la figure de Hugo Friedrich, j’avais choisi mon camp.

 

Pour La Quinzaine littéraire fondée en 1966 et dirigée par Maurice Nadeau, Luc Weibel avait écrit peu auparavant un article autour de Ferdinand de Saussure, alors mis à toutes les sauces en France :

 

Je n’arrivais pas à établir un rapport d’identité entre le porteur d’un nom connu à Genève (où l’on honorait surtout Horace-Bénédict, le vainqueur du Mont-Blanc, Ferdinand n’ayant droit qu’à une apostille au terme d’une longue histoire familiale) et le personnage prestigieux que citait régulièrement la Quinzaine littéraire (...). Le Saussure des Français était bien le Ferdinand des Genevois. (...) Wenger m’affirma sans ambages qu’il n’y avait qu’un rapport lointain entre la linguistique qu’il professait et le « structuralisme » (disait-il même « prétendu structuralisme » ?)

 

Prenant au mot une aimable invitation dudit Maurice Nadeau de venir le voir quand il sera à Paris, notre étudiant passe par Genève pour négocier l’affaire avec son directeur de thèse :

 

En 1970 commença pour moi un jeu équivoque. J’avais passé deux ans dans la Forêt Noire, j’avais envie d’aller à Paris. Comment faire ? Soudain, je me rappelai ma thèse, et je dis à Rousset que le moment me paraissait venu d’aller continuer (en réalité commencer) ma recherche à Paris. Il sourit, voulut bien m’approuver (sans doute se souvenait-il de ses propres années parisiennes, juste après la guerre, où il avait dépouillé l’ensemble de la littérature du premier XVIIe siècle en vue de sa Littérature à l’âge baroque). Il sollicita pour moi une bourse du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Beau cadeau, mais cadeau empoisonné. Il me donnait de quoi vivre dans la capitale, mais non la conviction que ce sujet me convenait. J’essayai toutefois d’honorer mon contrat. Pendant tout l’été 1970, je mis en fiches le livre de Mme Vinge, et concoctai avec effort un plan de travail. Il comportait un problème. Le seul texte qui, au XVIIe siècle, avait traité Narcisse avec quelque détail était une pièce de Calderón. Je ne savais pas l’espagnol, et il n’existait de la pièce qu’une version allemande... (L’Écrivain en herbe, inédit, 2021).

 

PARIS SERA TOUJOURS PARIS

 

Lors d’un précédent séjour parisien qui lui a servi de reconnaissance, Luc Weibel est déjà passé à la Sorbonne, faisant son marché entre le séminaire de Lucien Goldmann et celui de Gaëtan Picon en passant par celui de René Étiemble. À cette époque-là, on va jusqu'à Vincennes pour écouter Gilles Deleuze ou Michel Foucault (il ne donnait pas encore son cours au Collège de France). Dans l’ascenseur de l’École pratique des hautes études, nettement plus classe, notre héros tombe par hasard sur Raymond Aron, « le seul intellectuel français qui condamne ouvertement le gauchisme », qui lui refuse l’entrée de son séminaire mais lui dit de repasser le lendemain :

 

Aron est détendu, souriant. C’est le cas de beaucoup de ces « directeurs d’études », volontiers accessibles à l’humour. Rien à voir avec le sérieux solennel des professeurs allemands ou suisses, avec la fébrilité des italiens.

 

Il fait aussi un saut à une réunion du « Groupe d’études théoriques » lancé par la revue Tel Quel et qui a lieu à la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », place Saint-Germain-des-Prés, où officient Philippe Sollers et Julia Kristeva.

 

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Et c’est là que va se placer la rencontre avec Roland Barthes, une rencontre qui va d’abord lui procurer une planche de salut universitaire et qui va jouer ensuite un rôle déterminant et une influence durable et fondamentale sur le développement de ces Mythologies de Genève qui imprègnent l’œuvre de Luc Weibel dans toutes ses variantes :

 

Dans la même salle (ou peut-être à l’étage au-dessous ?) a lieu, un après-midi vers 5 heures, le séminaire de Barthes. J’y vais sans aucun préjugé favorable. Sur Racine m’avait impressionné, mais non convaincu. Peut-être aurais-je mieux aimé le Degré zéro ? Ce qui me frappe : les chaises sont en désordre ; groupes divers de gens, debout ou assis. Barthes est déjà là, naviguant au milieu de tout ça, la serviette à la main. (...) Enfin il s’installe à une petite table, dépose sa serviette. Le silence se fait. Sa voix est nette, un peu gutturale parfois. De quoi parle-t-il ? C’est assez énigmatique. Manifestement, il est en plein « dans quelque chose ». Ça se passe à Rome, l’intrigue est compliquée, il est question de « Sarrasine » : je ne distingue pas bien s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. (...) Sarrasine est un artiste français qui, à Rome, s’éprend d’un être qu’il croit être une chanteuse, alors qu’il s’agit d’un castrat. De fait, plus que la linguistique, c’est la psychanalyse qui sert de soubassement à son propos, que pimentent des allusions ironiques à la Rome des papes, à son mélange de prélats et de sicaires. Bref, je suis conquis par ce propos décoiffant, d’autant plus que tenant un discours d’avant-garde, Barthes conserve toutes les habitudes du langage classique, qu’il met en scène sa qualité de chercheur et d’enseignant, qu’il se révèle un excellent pédagogue.

 

BARTHES ET LE DICTIONNAIRE DE BAYLE

 

Luc Weibel est encore censé travailler sur sa thèse, mais n’arrive pas à concilier cet engagement dans une recherche universitaire avec perspective ultérieure de poste d’enseignant alors que dans les rues on crie « À bas l’Université ! À bas le savoir ! ».

 

De plus, il a le sentiment très fort, au vu des derniers développements des études littéraires qui condamnent les études thématiques, d’être sur une voie sans issue avec sa thèse sur Narcisse dans l’art et la littérature du XVIIe siècle.

 

Il en parle à Roland Barthes qui l’écoute avec attention et bienveillance, lui suggère quelques idées quant au sujet de sa thèse et des modifications qu’il pourrait y apporter, lui conseillant de régler les choses avec Jean Rousset, le directeur de thèse de Luc Weibel à Genève. Celui-ci, vu les changements proposés dans le sujet, considère que ce n’est plus possible de la faire financer par une bourse du Fonds national de la recherche scientifique, ce qui, de facto, libère l’auteur de ses obligations.

 

Lors de son passage à Genève, Luc Weibel fait un saut à la bibliothèque de la Société de lecture et, cherchant une référence à Abélard dans le Dictionnaire du penseur protestant Pierre Bayle (1647-1706), y trouve l’idée centrale d’un nouveau sujet de thèse qui lui permet de relier commentaires et critiques de textes :

 

À l’automne 1971, je vais revoir Barthes. Cette fois, j’ai un but : m’inscrire à son séminaire de l’École pratique des hautes études. Et j’ai un sujet à lui proposer. L’article Abélard et tous ses développements. Il acquiesce sur les deux plans. Quel soulagement ! D’abord le séminaire me donne un cadre de travail, j’y rencontre d’autres « thésards ». D’autre part mon nouveau sujet a un grand avantage. Je n’ai plus besoin de chercher aux quatre coins de l’univers des « occurrences » de mon thème. Je n’ai qu’un texte à « creuser », ce fameux dictionnaire.

 

Roland Barthes, pratique, l’engage à s’inscrire pour un doctorat de troisième cycle et lui arrange rapidement  la paperasse, avec une générosité qui tenait aussi compte des aspects matériels liés aux titres de diplômes :

 

Barthes, lui, savait ce que représentent ces hochets : des sésames qui peuvent non seulement vous ouvrir bien des portes, mais aussi avoir des incidences directes sur une feuille de paie. Dans les postes que j’ai occupés, de retour à Genève, le petit coup de pouce de Barthes s’est traduit de façon très concrète.

 

Luc Weibel se met à travailler sur cette nouvelle thèse qui sera publiée, plus tard, sous le titre Le Savoir et le Corps : essai sur P. Bayle (Lausanne : L’Âge d’Homme, 1975), tout en suivant les cours de Roland Barthes.

 

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Nous étions en train d’inventer une science nouvelle, la sémiologie, qu’on pouvait appliquer aux domaines les plus divers. Dans le séminaire de Barthes, on parlait indifféremment du paysage, de la phrase, de la carte postale, des parcours dans la ville. Si des écrivains ou des figures du passé étaient convoqués, il leur fallait d’abord prouver qu’ils étaient porteurs de signes, analysables selon les nouveaux canons de la science à naître.

 

C’est à la fois tout ce parcours chaotique et magnifique de l’écrivain Luc Weibel qu’on perçoit dans Une thèse pour rien, mais aussi le regard qu’il porte sur ces mêmes années trente ans après, avec la lucidité qu’apporte la maturité.

 

Et impossible de ne pas sentir aussi, dans de multiples pages l’admiration et l’affection que porte l’auteur aux professeurs qui l’ont guidé dans ce parcours, et en particulier ce Roland Barthes dont il fait un portrait touchant, humain, intime presque, lui rendant des années plus tard les honneurs qui lui sont dus et, en bon disciple, le plus bel hommage qui soit : celui de poursuivre son travail.

 

Quelques jours plus tôt, au séminaire, j’avais eu l’occasion de présenter les grandes lignes de mon sujet, en sorte que je n’avais rien de nouveau à lui dire :

 – Des problèmes, des blocages ? demande Barthes.

– Non.

Suivit un long silence. Très gêné, je me levai, m’apprêtai à prendre congé, ce qui eut pour effet de le décontenancer. Je le vois encore quitter sa chaise, m’accompagner à la porte et, s’appuyant au chambranle, me tenir des paroles d’encouragement, déclarant même que ma recherche avait un caractère « transhistorique », ce qui me remplit de la plus grande considération à la fois pour ma personne et pour celui qui me gratifiait, en prime, d’un mot qu’il venait d’inventer pour l’occasion.

Je n’avais pas compris ce qui s’était passé au début de l’entretien, et c’est seulement par la suite, ayant lu diverses choses sur la psychanalyse, ou tout simplement ce que Barthes a écrit sur le « séminaire » et sur ses rapports avec ses élèves, que j’en eus l’explication : il adoptait dans ses rendez-vous le principe de l’attention silencieuse que pratiquait Lacan, et s’attendait à ce que son interlocuteur parle – comme s’il était sur le divan du psychanalyste. C’était compter sans la légendaire timidité du Genevois, outre que pour moi tout entretien avec un « professeur » –  et  plus encore avec un « grand professeur de Paris », pour reprendre un terme que mon père avait utilisé dans une de ses lettres – ne pouvait consister qu’en questions que je lui poserais ou qu’il me poserait, et ne saurait être la formulation non directive d’une pensée qu’en tout état de cause je n’avais l’habitude d’exprimer ni pour moi, ni pour les autres.

Ce qui distinguait Barthes de Lacan, c’était sa bienveillance. Elle se manifestait au séminaire, surtout quand celui-ci commença à porter véritablement son nom, c’est-à-dire qu’il réunit des groupes d’une quinzaine de personnes. Barthes arrivait toujours en avance, s’installait à la table, et nous saluait chacun, à mesure que nous arrivions. Il y avait aussi beaucoup de générosité et d’ouverture dans la façon dont il accueillait ce que nous pouvions lui dire en cours de séance. Cela peut paraître naturel, mais j’avais en mémoire la manière d’autres enseignants, que j’avais vu soupeser tout ce qu’on leur proposait pour en faire illico la critique.

 

©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)

 

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13/05/2022
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