Francs parlers.
On vante souvent la subtilité des parlers locaux, patois, dialectes, langues régionales qu’une langue-mère, imposée depuis la métropole, voudrait écraser de sa fausse supériorité. Cette idée d’authenticité des parlers locaux qui seraient forcément plus riches, car liés à une histoire ancrée dans un territoire qui serait plus humain, plus proche de la réalité vécue 'historiquement' au quotidien, est très belle, mais me semble plus un préjugé qu'une réalité.
Littérairement, les parlers locaux sont souvent très conservateurs, peu flexibles et justement limités par leur trop grande adéquation à un petit territoire : on aura dix mots pour des nuances de brins d'herbes, mais un seul pour exprimer dix réalités plus abstraites qui s’exprimeront de manière plus complète, plus précise, plus nuancée dans une langue enrichie par un plus grand nombre de locuteurs de différentes régions de l'aire linguistique et de tous horizons, chacun agrandissant la langue, sans compter l'apport étranger.
Et que dire des langues nationales exportées et qui ont magnifiquement pris ailleurs, les extraordinaires auteurs latino-américains, créoles ou africains d'expression française? Et des langues revivifiées, comme l’hébreu, le catalan ou le turc, les trois pour des raisons nationalistes, et qui se portent à merveille et produisent de magnifiques littératures ?
C’est peut-être et surtout la langue française, qui, par snobisme parisien, impose une langue ‘standard’ et centralise beaucoup, en effet, aujourd'hui comme hier, et on peut le regretter.
En revanche, en Italie, en Espagne, en Allemagne, les parlers locaux ont toujours côtoyé harmonieusement la langue dite 'nationale', dans une dynamique affectueuse.
Goldoni, dans ses comédies, joue constamment avec les différentes langues régionales, et donc les registres, les utilisant littérairement pour catégoriser un personnage ou un trait de caractère (ce qu'a toujours fait la Commedia dell'arte). Le sicilien Andrea Camilleri et le sarde Marcello Fois sont les héritiers directs de Gadda et de son Pasticciaccio brutto di via Merulana, premier polar italien à utiliser le dialecte, romain, en l'occurrence. Et n'oublions pas les fabuleuses comédies d'Eduardo de Filippo qui mêlent italien et napolitain, ou les oeuvres du grand Pasolini, dont la poésie et les romans de jeunesse utilisent le frioulan, alors que 'Ragazzi di vita' et sa trilogie romaine utilisent le parler des 'borgate romane', les HLM de l'époque, ou encore Fellini qui, à part son romagnol natal, s'amuse à créer de savoureux contrastes entre l'apparence de ses personnages et leur parler (milanais, romain, napolitain, vénitien).
En Espagne, un Vázquez Montalbán ou un Andreu Martin font se côtoyer castillan et expressions catalanes, et un Almodóvar utilise à fond la richesse des différents accents (andalou, gallègue, catalan, basque, madrilène).
Une langue ouverte sur le monde s’enrichit continuellement, elle bénéficie d’auteurs comme Casanova, Conrad, Ionesco, Cioran, Beckett, Nabokov ou Julien Green, de grands écrivains dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle, qu’ils ont dû acquérir et travailler, et qui ont su importer en elle ce petit quelque chose en plus qui vient d’ailleurs.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2016).
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