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Henri Roorda: conseil aux écrivains inquiets

« Mon vieil ami Balthasar est venu me voir hier matin. A peine assis, il m’a dit :

 

- Je viens te demander conseil au sujet d’un livre que je vais peut-être publier. C’est un recueil d’articles qui ont déjà paru ici et là. Ernest m’a dit très franchement son opinion : il prétend que le public pourrait fort bien se passer de ce volume nouveau.

 

Moi. – Je suis absolument de son avis.

 

B. – Tu me conseilles donc de ne pas publier mon ouvrage ?

 

Moi. – Mais non. Je ne dis pas ça. Ils sont extrêmement rares, les livres dont le public n’aurait pas pu se passer. Y en a-t-il jamais eu un seul ?

 

B. – Oh !

 

Moi. – Ne sois pas scandalisé. Avant que telle de ces œuvres indispensables eût vu le jour, l’humanité vaquait à ses besognes ordinaires, comme aujourd’hui. Si l’auteur avait jeté son manuscrit au feu, on n’en aurait rien su et personne n’en aurait souffert. Ernest a raison. Mais si l’on ne voulait publier que des ouvrages ayant une réelle importance, on finirait par ne plus rien imprimer du tout. Et, bientôt, diverses industries péricliteraient.

 

B. – Je te comprends. Mais j’ai encore quelques scrupules. Il y aura dans mon livre beaucoup de passages bien quelconques, bien médiocres. Ne devrais-je pas, d’abord, les améliorer ?

 

Moi. – Non. Cela exigerait beaucoup de temps. Et puis, si tu commençais à corriger tes phrases, tu ne t’arrêterais jamais. Il faut d’ailleurs, qu’il y ait dans un livre des longueurs et du remplissage. Cela permet au lecteur de souffler.

 

B. – Je continue à hésiter. Il y a dans mon recueil quelques plaisanteries un peu grosses.

 

Moi. – Si elles étaient trop fines, elles passeraient inaperçues.

 

B. – Et puis, je songe à M. A., moraliste garanti par le gouvernement. Il a, plus d’une fois, porté sur mes articles un jugement sévère. Il dit que je parle avec une coupable légèreté de choses très sérieuses. En publiant mon livre, j’assumerai, paraît-il, une grande responsabilité !

 

Moi. – Mon pauvre Balthasar, rassure-toi. Ne t’es-tu jamais arrêté devant la vitrine d’un libraire ? L’ensemble des ouvrages qu’on a imprimés durant ces cent dernières années constitue un immense et lamentable chaos. Le monde de la littérature ne sera pas plus chaotique et pas moins pur quand tu auras jeté ton nouveau volume dans le tas.

 

En rendant l’instruction obligatoire et en enseignant la lecture à des millions d’êtres très peu intelligents, on a assumé une responsabilité devant laquelle la tienne est négligeable. M. A. qui, s’il en avait le pouvoir, s’opposerait vertueusement à la publication de ton ouvrage, ne craint pas de publier les siens. Car il est bien sûr d’être un auteur moral. Mais moi, je ne veux pas croire en l’action moralisante d’un livre écrit par un homme bête. Il faut se défier de ces gens qui voudraient que la loi protégeât leurs idées saines contre l’irrespect des sceptiques. S’ils étaient sincères, ils ne craindraient pas la sincérité des autres.

 

Sois-en sûr : quelques-uns de tes lecteurs te jugeront dédaigneusement, ou sévèrement. Mais si tu savais de quels écrivains ils disent du bien, tu serais consolé, et flatté.

 

Ecoute, mon vieux Balthasar : en publiant un livre, on ne peut être sûr, ni de son succès, ni de son utilité, ni de sa valeur littéraire. Tu ne sais même pas si le tien est sérieux ou non. Une telle question est insoluble. Que faut-il pour qu’un livre nouveau puisse être mis en vente ? Cela suppose deux choses, deux conditions nécessaires et suffisantes : un auteur naïf, vaniteux ou cupide, et un éditeur confiant.

 

B. – Dans mon cas, les deux conditions sont réalisées. J’ai trouvé un éditeur très aimable. Je te remercie pour tes encouragements.

 

Moi. – Il n’y a pas de quoi. »

 

Préface à « À prendre ou à laisser » (1919), réédition 2012 chez mille-et-une-nuits

 

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29/06/2015
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