Le printemps, ma mère et ‘Janique Aimée’
Chaque arrivée du printemps me rappelle ma mère, qui fêtait son anniversaire le 21 mars.
Elle m’avait glissé, lors d’une conversation, qu’au moment de la séparation avec mon père, elle était retournée chez ma grand-mère et regardait le feuilleton français ‘Janique Aimée’ en pleurant à chaudes larmes.
Elle se moquait un peu d’elle-même en le disant.
En y repensant, elle trouvait que c’était assez mièvre.
Un feuilleton télévisé, c’est un peu comme une vieille rengaine, qui entraine, telle une madeleine proustienne, tout un ensemble de souvenirs, de moments vécus, de sentiments ressentis.
En l’occurrence, on était au début des années 60, le début des Trente Glorieuses, ce monde d’après la Seconde Guerre Mondiale qui se reconstruisait, et dans lequel la télévision a joué un rôle majeur dans la cohésion sociale et culturelle, et dans l’ouverture au monde.
Je l’ai retrouvé ce feuilleton. C’était très étrange pour moi d’y chercher ce que ma mère pouvait éprouver à ce moment difficile de sa vie, ce qu’avaient pu susciter en elle les nombreux épisodes pleins de péripéties.
C’est très bien fait et, sociologiquement, très représentatif de cette époque : Janique Gauthier est une jeune fille de bonne famille, infirmière, indépendante, qui va à son travail en Vélo Solex, son foulard sur les cheveux.
Ma mère, sur son scooter de marque ‘Lambretta’ – c’était le cousin moins cher de la célèbre ‘Vespa’ – devait s’identifier à ce modèle, elle portait aussi un foulard.
Janique Gauthier affronte les problèmes de manière résolue et franche. J’aime beaucoup cette actrice, Janine Vila, qui porte les cheveux un peu bouffis de cette époque, et les yeux maquillés en yeux de biche.
Les péripéties de l’histoire ne tiennent vraiment que parce que le personnage de Bernard – interprété par l’élégant Michel Bardinet, qui abandonne Janique Aimée en disparaissant le soir de leurs fiançailles – est falot, changeant, faible, veule même.
Tous les personnages du feuilleton sont très bien dessinés, et attachants : Paulette Dubost fait une mère fofolle et tendre à souhait, Hélène Dieudonné, Angèle dans la série, est une adorable bonne bourrue et finaude (une excellente actrice), Alice Sapritch, qui joue Mathilde, cabotine à fond en gouvernante malsaine, un personnage qui ressemble beaucoup à celui du même type dans ‘Rebecca’, le film d’Hitchcock (cette gouvernante est obsédée par la fille de l’industriel, une fille dont elle a fait son joujou, et dont elle veut venger la mort...).
Y apparaissent aussi Jacques Balutin, en photographe sympa ainsi que Marthe Villalonga, dans quelques épisodes, en infirmière jalouse et perverse.
C’est toute une France provinciale et moderne à la fois qui apparait, avec ses cancans de village, ses luttes d’influence entre « bonnes familles », ses jeunes qui s’ennuient en province et rêvent de « monter à Paris »...
Et puis, il y a le rapport, la relation curieuse – et jamais explicitée complètement – entre le fiancé fugitif, ce Bernard louvoyeur, que sa mère a couvé et surprotégé, et Dajou (un acteur excellent du nom de Michel Barbey) un ancien légionnaire, avec qui il a une forte amitié.
Aujourd’hui, avec nos critères, on dirait que le beau Bernard n’assume pas son homosexualité, qui expliquerait bien des atermoiements, et son comportement contradictoire, fils à maman, grand et élégant, à la bouche un peu serrée, à la lippe légèrement paresseuse...
J’aime aussi beaucoup « la belle Huguette », celle qui tient l’auberge du village où atterrit ce Dajou, vilain garçon qui se rachète à la fin (et a une relation affective mais pas sexuelle avec la tenancière).
La gérante de l’auberge est une superbe actrice, « Stella Dassas », un pseudonyme qui fait très vamp des années soixante, avec ce je-ne-sais-quoi dans le regard qui me fait penser à Catherine Lachens, cette autre actrice des années quatre-vingts, qui louchait un peu, qui jouait du violoncelle, et qui avait la même diction, avec un très léger chuintement charmant et les mêmes yeux écarquillés.
J’ai beaucoup aimé ce feuilleton, dont le générique me reste dans la tête et qui ressemble un peu à celui du feuilleton des années 70 Les Brigades du Tigre, avec une percussion curieuse, comme un pivert qui taperait sur du bois.
Beaucoup d’émotion en pensant à ce qui avait pu tant émouvoir ma mère, ambigüités comprises : tristesse, dépit, sentiment d’injustice, courage, envie de refaire sa vie, d’aimer et d’être aimée – comme Janique.
©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2017).
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