Le réel n’est pas vrai ou 'Manon Lescaut' de l’abbé Prévost
Intéressant d’entendre et de revoir, au Liceu de Barcelone, cette Manon Lescaut de Puccini, et décidément, il y a dans ce Puccini-là cette vulgarité sentimentale que le vérisme – avec Mascagni et Leoncavallo et leur Cavalleria Rusticana et Pagliacci – va amplifier y compris dans la façon de chanter : des sanglots, des cris d’horreur, un pathos de pacotille lié à un pseudo-réalisme factice qu’on retrouve dans toute une veine de cinéma dit « moderne », qui reprend ces mêmes ficelles.
Le problème, c’est que le réalisme à tout prix n’est pas synonyme de « vrai » et que l’efficacité d’une oeuvre d’art est dans sa façon de styliser le réel dans une sorte de dialectique interne qui crée du vrai avec du faux.
Aujourd’hui, que ce soit au cinéma, au théâtre, dans le roman ou dans les séries télévisées, on utilise trop souvent la documentation et les détails fouillés du réel en pensant que ça va faire plus « vrai ».
C’est sans compter que le réel est lié à une époque, et que ce qu’on considère réel d’une époque – les modes, les jargons, les usages, les idéologies, le téléjournal ou les réunions politiques – n’est que l’expression, factice souvent, d’une réalité transitoire.
Tout ça vieillit terriblement et rapidement, alors que le vrai – l’amour ou la haine, le courage ou la veulerie, la souffrance ou la révolte, la vertu ou le vice, la petitesse ou la grandeur humaine... – ne vieillit jamais. C’est à l’artiste d’en tenir compte et d’utiliser les détails du réel sans oublier que c’est le vrai qui compte.
Manon Lescaut, publié autour de 1730, c’est surtout un conte moral de l’abbé Prévost prévenant les jeunes filles de leur possible destin si elles se laissent séduire par l’argent facile et la coquetterie, pour ne pas dire la galanterie, le mot élégant pour prostitution. Par l’histoire d’amour de Des Grieux et de Manon, l’abbé Prévost dénonce les excès de la frivolité et de la passion, et la déchéance qui s’ensuit.
Rien à dire sur le talent de Puccini comme compositeur, riche, brillant, créatif, innovateur même, mais pour moi, dans cet opéra en particulier, le traitement musical n’est pas adéquat, l’œuvre traitée, l’intention du texte de départ est en complet décalage, car Puccini, pour des raisons dramatiques et pour plaire à son époque, n’en a retenu que l’histoire d’amour qui finit mal, avec grands effets larmoyants et longue agonie finale.
Et puis il y a ces harmonies pucciniennes, avec énorme orchestre bruyant, tonitruant même, ce contraste, souvent, entre des sentiments délicats et un orchestre qui résonne comme une fanfare.
Même si on sent que le mouvement romantique est passé par là, la Manon de Massenet, contrairement à celle de Puccini, a le mérite d’avoir gardé un peu de l’équilibre d'origine entre la facette superficielle et manipulatrice du personnage de Manon et son histoire d’amour avec Des Grieux.
©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018)
Photo (D. R.)
Jorge de León (Des Grieux) et Maria Pia Piscitelli (Manon)
'Manon Lescaut' de Puccini, Gran Teatre del Liceu, Barcelona, juin 2018
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