Paul Léautaud: le ton, plutôt que le style
Sur les romanciers interchangeables
À André Billy, le 21 avril 1942:
"Vous ne connaissez pas de livre qui aurait pu avoir un autre auteur que le sien ? Voyons ! Prenons les romans seulement. La majorité pourraient avoir des auteurs interchangeables. Donnez à des candidats le même sujet à traiter : les différences ne seraient pas grandes. Est-ce que la plupart des romans ne sont pas des travaux extérieurs à leurs auteurs ? Le tout étant d’en tirer le meilleur parti possible ?
J’ai entendu un jour, dans un dîner chez Benjamin Crémieux, ce dernier féliciter un jeune romancier de N. R. F. du brillant parti qu’il avait tiré de son 'sujet'. Écrire vu de cette façon ? C’est de la fabrication. Ces sortes de livres sont pour moi sans intérêt. Je n’aime que la littérature qui est l’expression d’un homme, et non pas un travail extérieur à lui, plus ou moins réussi.
‘Écrire, c’est mentir.’ Je n’entends pas du tout dire le contraire de ce qu’on pense, mais être assuré, sans le vouloir, par le simple usage des mots, à être au-dessus, ou au-dessous du vrai. Ne sommes-nous pas amenés dans nos sentiments, dans nos sensations, à trop embellir, ou à trop déparer."
Le ton plutôt que le 'style'
À André Billy, le 30 novembre 1943:
"Pour mes chroniques dramatiques [Le Théâtre de Maurice Boissard 1907-1923, deux volumes publiés par la N. R. F., le premier en 1926, le second en 1943], vous me dites que vous me chicanerez sur la grammaire ? Eh ! bien, mon cher, cela m’intéresse beaucoup, et j’aime mieux des avis et remarques de ce genre que des compliments de façade. Vous vous intéressez depuis des années, dites-vous, aux questions de syntaxe ? C’est un intérêt que j’ai eu toute ma vie, ne lisant jamais rien sans regarder comme c’était fait et écrit : style, langue et vocabulaire.
Je pourrais ajouter une chose qui compte beaucoup aussi pour moi, qui m’intéresse aussi beaucoup, qui a selon moi la plus grande importance chez un écrivain, qui le peint, le marque et le fait reconnaître : le ton. J’aurais pu ajouter à ce que je dis plus haut : comment c’était fait et écrit, et dit. Vous me dites que pour vous la grammaire française c’est Voltaire (je vois mal ce que vous entendez-là) et que vous pourriez même dire : la langue française ? Mon cher, quand Jean Paulhan me vante certains écrivains tarabiscotés de la N. R. F. et que j’en ris et me moque, le traitant d’esthète, c’est toujours ma réponse : la langue française, c’est Voltaire. Mais j’entends la langue des Contes, la langue de Candide, par exemple.
J’ai acheté récemment, ne pouvant acheter l’édition originale, quelques volumes : Choix de lettres de Voltaire, composé malheureusement par des professeurs. Eh ! bien, là, tout en admirant la clarté, la légèreté, la souplesse, la vivacité (et encore pour ce dernier mot, j’ai presque envie de l’effacer), cela ne m’a pas pris vraiment. C’est trop bien. C’est trop soigné, C’est... c’est académique. Je ne trouve pas d’autre mot. C’est trop le style, le ton, surtout, de l’égard, de la politesse. C’est la perfection si vous voulez.
Il y a une chose qui compte plus pour moi : c’est la vie, et la perfection n’est pas la vie. La vie est plus haute, plus sensible, plus expressive que cela. Tout comme les phrases bien faites sont froides et inertes. Tout comme chez les femmes une beauté parfaite ne vaut pas une beauté moindre, mais plus expressive, plus sensible. (...) Pour moi, je préférerai toujours des imperfections jaillies de l’excitation de l’esprit que des perfections apprises et si bien observées."
Source: Paul Léautaud – André Billy, Correspondance 1912-1953, éditions Le Bélier, 1968
Illustration: Paul Léautaud, par Jean Cocteau
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