Quand Colette ouvre sa fenêtre, tout Paris a pour elle les yeux de Chimène
Fascinant, ce petit livre de Colette, Paris de ma fenêtre : C’est Paris sous l’Occupation, et c’est une sorte de regard de compassion sur le pays occupé et la manière de survivre (pour se chauffer, pour manger ce qui est disponible...), il y a des trucs de bonne femme et des recettes de grand-mère, et toujours une grande tendresse. Quel plaisir !
Colette, c’est à la fois un style classique, précis, sec, et un style féminin qui a su trouver quelque chose qui en fait, à mon goût de lecteur, la démonstration artistique de l’égalité homme-femme : il n’y a qu’elle pour rendre éternelle une sensation, ou plutôt une perception sensuelle : l’arôme du café chaud, la beauté des animaux dans leur sauvagerie, le côté animal de la femme (dans sa manière de protéger sa nichée, par exemple), ce qui souligne, par contraste la naïveté humaine des obligations sociales, les idées reçues sur ce qu’une mère ou une femme est censée faire, idées que Colette démonte en quelques mots de bon sens.
Dans son écriture, on perçoit quelqu’un qui, par gourmandise et par nécessité, a tout essayé, et qui s’est affranchi de beaucoup de conventions qui ne devaient d’ailleurs pas être très ancrées, grâce à l’éducation intelligente et ouverte d’une mère, Sido, elle-même très affranchie des conventions de son temps.
On perçoit aussi l’amour du mot juste et précis, et l’amour du mot tout court, de certains beaux mots qui entrainent tout un univers de sensations (nostalgie, désuétude, tradition, pragmatisme), la haine de la phrase et du verbiage, l’intelligence qui sait ne pas sortir du sujet mais qui se permet de délicieuses digressions.
Chez Colette, il y a cette spécificité littéraire, qu’on trouve chez Mme de Sévigné, Mme du Châtelet, George Sand, Françoise Sagan, Christiane Rochefort ou Régine Deforge, cette transcription de la sensualité de la vie qui, peut-être, est une des grandes qualités d’une écriture qu’on pourrait, quel que soit le genre de l’écrivain(e), qualifier de « féminine », où se sont aussi illustrés Montaigne, Casanova, Proust ou Julien Green.
Il y a aussi cette virtuosité stylistique et linguistique, et cette intelligence de la vie et des gens qui en font l’égale des plus grands moralistes français, Pascal, La Rochefoucauld, Léautaud, Gide ou Mauriac, la sensualité en plus et la cérébralité en moins.
L’amour de la lecture, par Colette
« Livrées à la hâte et à la facilité de vivre extérieurement, les époques heureuses sont fidèles à la pensée écrite. Une molle félicité excella toujours à brûler les heures, à les presser de témoigner combien elles sont vides, vaines, volantes. De poignants soucis, une tardive clairvoyance leur redonnent leur poids et leur suc, réduisent à leur valeur les plaisirs qui nous viennent du son et des fuyantes images. Ce qui se fixe en nous par l’oeil, ce qui par le caractère imprimé échauffe en nous la pensée, l’esprit de compréhension et de contradiction, prend tout son prix ; n’est-il pas du meilleur augure que des générations égarées, en cherchant leur voie, retrouvent que lire est un besoin vital ?
Il ne s’agit pas seulement de l’appétit, aussi normal et aussi renaissant que le besoin de se nourrir, qui consomme, dans l’ordre même où elles apparaissent et se succèdent, les oeuvres récentes. « Jamais, me dit mon voisin le grand libraire, jamais on n’a vendu autant de classiques. » Notre pays se méfierait donc des fictions romanesques, du livre dit ‘policier’ que nul ne peut, son énigme déflorée, relire ni aimer ? Ce serait trop beau, ce serait trop tôt.
Mais croyons qu’un instinct très sûr incline un peuple durement châtié, ignorant de sa forme future, à interroger son passé, à vouloir connaître les fondements qui assurèrent sa grandeur et peuvent encore répondre de son avenir. Trois mille exemplaires de Montaigne se vendent tous les mois. Dira-t-on que le lecteur français porte aux auteurs faciles son suffrage le plus compact ?
L’amour de lire conduit à l’amour du livre. Si notre curiosité et notre pauvreté s’accordent en vue de ressusciter des cabinets de lecture, il faut qu’elles ramènent aussi le respect dû au livre.
Le « cabinet de lecture » fut une sorte de bureau de tabac, un « commerce convenant à dame seule ». Une femme, aimable encore et malchanceuse, se faisait de ses abonnés des amis. Balzac donne à la belle Antonia Chocardelle un cabinet de lecture. Solitaires en effet, quasi désoeuvrées, que de dames seules autrefois exploitèrent sans amour un fonds déshonoré par l’usage !
Lire est, selon le livre et le lecteur, une griserie, un honneur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l’écrivain et nous-mêmes. Ce ne sera pas chose facile que d’enseigner le respect du tome périssable, du papier sans durée. Elle ne viendra que si on la cultive, cette pudeur du lecteur qui consiste à ne pas se gratter la tête au-dessus des pages, à s’abstenir de manger en lisant, de corner des feuillets... L’espèce humaine n’a jamais assez de vergogne quand il lui faut cacher les traces de ses haltes. D’un livre que j’achetai sur les quais tomba un affreux petit peigne de poche, édenté. J’en faillis perdre le goût du livre d’occasion, joie de mes promenades. Ainsi faillis-je me dégoûter du chocolat en tablettes pour avoir mis la dent sur un bouton de culotte enrobé dans sa pâte... »
Colette, 'Paris de ma fenêtre' (Genève : Milieu du Monde, 1944)
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
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