sergiobelluz

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Dans l’autre sens, l’infini est fini

J’ai eu l’occasion de travailler avec un stagiaire « autiste » - qu’on classerait probablement dans les « Asperger ».

 

Asperger, dyslexique, dysphasique, dyspraxique, « surdoué » - aujourd’hui on dit, de manière plus neutre, « HPI », Haut Potentiel d’Intelligence, et « potentiel » est le mot clé... – c’est toujours ambigu, ces statuts : par souci d’équité et pour que chaque enfant reçoive l’éducation la plus adaptée, on classe les individus dans des catégories avec des noms techniques qui font très sérieux, et certains, résignés, opportunistes ou narcissiques, n’y voient qu’une tare ou une qualité ou encore une pathologie et l’explication unique et définitive à leur vie.

 

D’autres s’en servent comme excuse, comme justification, bien pratique quelquefois, à leur manque d’intérêt, à leur paresse ou à toute difficulté.

 

D’autres encore, de manière passagère ou définitive, dans un mélange d’orgueil démesuré et de déni d’eux-mêmes tout à la fois, mettent sur ce compte-là leur isolement – j’ai un handicap, personne ne me comprend, je suis trop intelligent, je suis « étrange » –, et se tiennent à ça, comme si la vie était définie une fois pour toute.

 

ON CONFOND DIAGNOSTIC ET IDENTITÉ

 

De multiples facteurs, heureusement circonstanciels, temporaires, fluctuants, sont tout aussi importants : isolement familial, immaturité des parents, manque de père ou de mère, absence de fratrie, amour étouffant ou inexistant, violences psychologiques ou physiques, angoisse de ne pas être à la hauteur des attentes, peur d’être jugé, besoin de reconnaissance, désir d’être ce qu’on n’est pas pour obtenir une admiration factice au mépris de sa propre personnalité, conformisme et envie d’être comme tout le monde, peur de la vie, sexualité mal définie ou mal assumée...

 

Au cœur, il y a cette notion de normalité, qu’on serait bien en peine de définir, à moins de déclarer que la normalité c’est ce qui est jugé acceptable dans une société donnée, à un moment donné, dans un lieu donné et un milieu donné, ce qui relativise déjà pas mal et permet des échappatoires...

 

En tout cas, rien de tout ça chez ce stagiaire d’une vingtaine d’années, qui a passé de stages professionnels en stages d’ateliers protégés parce qu’il n’avait pas d’autre possibilité, parce qu’à ce jour on ne lui a pas donné sa chance.

 

Dieu merci, il ne s’est pas encore découragé.

 

TROIS, DEUX, UN, PARTEZ !

 

L’autisme se marque chez lui dans une certaine gaucherie sociale, dans les difficultés à répondre de manière adéquate au téléphone, dans une manière de parler monocorde, avec répétition, dans une tonalité un peu artificielle, nasale, ou plutôt nasillarde, presque québécoise, mais aussi dans une logique absolue.

 

Il est très doué pour tout ce qui est classement, et notamment le tri par numéros : quand je lui ai demandé de classer des fiches par ordre chronologique, il l’a fait parfaitement, mais dans le sens décroissant, du plus haut chiffre au plus petit, et quand je lui ai expliqué ce que je voulais, il a dû me demander très précisément ce que j’exigeais de lui, comme si ça ne lui était pas naturel. De même pour le classement d’ouvrages, qu’il fait très bien, mais dont il classe l’exemplaire D avant l’exemplaire C.

 

En y réfléchissant, je me suis dit qu’il n’avait pas tout tort, ce jeune homme : après tout un ordre alphabétique peut aller dans les deux sens et on peut considérer que dans un ordre chronologique, partir du chiffre le plus haut pour aller au plus petit, c’est passer de l’infini au fini, ce qui est bien plus rationnel, et rassurant, humainement parlant.

 

MY WAY

 

Il m’a raconté qu’il avait un profil Youtube dont il me donne le nom, à consonance japonaise. Il m’explique que c’est le nom d’un personnage de manga qu’il aime, que lui aussi il dessine.

 

J’ai cru comprendre que le divorce de ses parents n’avait pas été facile, qu’il était fils unique et vivait avec sa mère, qui est assez catholique – trop, selon lui –, un jeune homme enfermé en lui-même et déjà catégorisé, piégé par les circonstances, pourrait-on dire, mais qui n’a pas dit son dernier mot.

 

Ce jeune homme m’a beaucoup touché, dans lequel je reconnais un peu de mon adolescence et de ma jeunesse, de mon sentiment d’inadéquation, de non-conformité, de marginalité, d’étouffement, de révolte contre tout ce qui m’était imposé, contre tout conditionnement, contre toute ségrégation, de ma résolution de sortir de mon enfermement, de lutter contre mes faiblesses et mes mauvais démons, de résister à la tentation de déclarer forfait ou de me réfugier en moi-même, de passer outre mes limites et mes peurs, d’oser vivre une vie qui me corresponde, d’ouvrir grand les fenêtres et les portes, d’aller voir le monde, de faire les choses que je voudrais faire, à ma manière.

 

Ma vie, my way, même si c’est difficile matériellement, même si ce n’est jamais acquis, même si on n’y arrive pas toujours, même si le prix à payer est parfois très cher.

 

Essayer, au moins.

 

©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2017)

 

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30/08/2018
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