sergiobelluz

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En 1924, le 'Corydon' de Gide contre le baron Charlus de Proust

« J’ai dîné, un soir de 1924, chez les H***, protestants alliés à toutes les bonnes familles du Havre.

               

Dans ce milieu gai des Havrais de Paris, où l’on attache quand même plus de prix aux sports d’hiver qu’aux ballets russes et à un canapé neuf qu’à un livre, la parution de Corydon a causé une sensation profonde, plus profonde encore qu’ils ne le savent. Et premier symptôme, on a parlé à table de l’homosexualité, calmement, froidement, comme d’un cas clinique assez répandu. Cela semblera peut-être tout naturel dans dix ans. C’est incroyable aujourd’hui et d’autant plus que les enfants étaient à table (des enfants majeurs, mais la chose en est à peine moins curieuse).

 

C’est un sujet qu’on n’aurait peut-être jamais abordé dans une salle à manger bourgeoise et protestante si André Gide n’avait été lui-même un bourgeois protestant à l’aise, un homme par conséquent qu’on ne soupçonne d’aucune vilenie. La publication des ouvrages de Proust n’avait pas du tout fait le même effet. Les bourgeois les plus osés, pour ce livre-là, se contentaient de chuchoter d’un air entendu (et était-ce assez odieux) : « Proust… ma chère », en se donnant sur le menton un coup de doigt léger. Gide l’emporte. Ce n’est du reste pas certains parents seulement que ce livre libère. On m’a dit que beaucoup de jeunes gens qui osaient à peine (ou pas du tout) s’avouer la singularité de leurs inclinations se sont tout à coup reconnus, et qu’ils ont pris le parti d’un goût dont la pratique est peut-être nécessaire à leur équilibre. »

 

Maurice Sachs, Au temps du Boeuf sur le toit, Paris : Les Cahiers rouges, Grasset, 1987 (1ère édition, 1939).

 

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23/05/2015
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