sergiobelluz

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José Iturbi, pianiste latin lover.

C’est en fouillant dans mes disques que je retombe sur un magnifique enregistrement de L’Allegro de concerto de Granados joué par l’étonnant, l’extraordinaire pianiste José Iturbi (1895-1980), injustement oublié aujourd’hui : quelle intelligence ! Quelle précision ! quelle fougue ! quelle énergie ! – et quels souvenirs.

 

José Iturbi, c’est pour moi le masque blanc  - j'apprendrai plus tard que ce n'était pas José Iturbi - qui ornait le dessus de porte de mon professeur de piano, M. Cerf, dans son appartement de plain-pied, sur l’avenue de Rumine, à Lausanne.

 

C’était un grand salon où se trouvaient deux pianos à queues emboîtés l’un dans l’autre, dont l’un était couvert de partitions et de polars de la Série Noire, qu’affectionnait Pierre Cerf, 1er prix du Conservatoire de Genève, soliste des Concerts de Paris et « seul professeur enseignant à Lausanne la technique digitale de José Iturbi », dont il avait été l’élève.

 

M. Cerf était un homme déjà âgé, un peu replet, chauve avec de rares cheveux longs et filasses au bas du crâne, qui voletaient sur son cou quand il se mettait à jouer du piano.

 

Toujours en complet-veston-cravate avec épingle dorée, M. Cerf accueillait les dames à fourrure – les mères de ses élèves – avec un baisemain qui sentait sa galanterie parisienne. Quant à moi, qui n’avait pas de mère à fourrure, et qui venait seul à mes cours, j’avais pu accéder au saint des saints par l’entremise du compagnon de ma mère, un physiothérapeute qui soignait le pianiste et lui avait touché mot de mes velléités musicales.

 

Il aimait mes progrès rapides. À part les gammes quotidiennes et obligatoires, ainsi qu’une Toccata de Czerny, adaptée par M. Cerf, et qui servait d’échauffement des doigts (de longs accords sur lesquels il fallait s’appesantir), j’avais vite maitrisé les petites pièces de débutants – les sonatines de Clementi ou de Haydn – et j’avais sauté directement à la ‘Fantaisie en ré mineur de Mozart, avec ses arpèges majestueuses et mystérieuses du début, son grand et rapide presto avec trille du milieu, et son brillant final en quatre grands accords plaqués que je martelais déjà en futur grand virtuose potentiel (et avec tous les cheveux voletant nécessaires).

 

Enfin, ce fut Chopin, la spécialité de M. Cerf, ce Chopin qu’il avait longuement travaillé avec José Iturbi, réputé pour sa technique « virile » (par contraste, sans doute, avec les interprétations salonnardes, éthérées ou faussement désabusées du Chopin pour femmes du monde), et son jeu « à la française », ses poignets hauts brisé, son jeu « perlé ».

 

Nous avions commencé par la ‘Valse de l’adieu’ (op. 69 no 1), pleine de mélancolie entrecoupée de passages joyeux, puis étions passé à la ‘Valse (op.64 No 1), difficile techniquement, dont les ‘acciaccature’ sur des croches suivies de doubles croches du début me donnaient du fil à retordre, mais dont j’aimais la sonorité des grandes gammes chromatiques descendantes, puis la ‘Valse du petit chien (op. 64 No 2), dont j’adorais la rapidité et les sautillements (je le voyais bien, ce petit roquet en train de courater dans la rue et de japper joyeusement autour de son maître).

 

Les dédicaces de Chopin, « Pour Mlle Marie », « À Madame la Baronne Nathaniel de Rothschild », « À Madame la Comtesse Delphine Potocka » que je lisais sur chacune de mes partitions, me faisaient entrevoir tout un monde exotique et mondain qui était d’autant plus fascinant pour moi que je venais d’une famille pauvre et roturière.

 

Et nous étions arrivés à ce magnifique ‘Nocturne’ (op. 37 No 1), dont le début et la fin, un ‘lento sostenuto‘ solennel, méditatif et virtuose à la fois, avec ses rapides cadences chromatiques, entoure un majestueux ‘choral’, c’est ainsi que le dénommait M. Cerf, à cause des lents accords ‘piano’ qui créent un effet de son d’orgue, effet accentué encore par l’usage de la pédale de résonance sur l’accord puis relevée entre chaque accord, un truc que M. Cerf avait hérité de son maître José Iturbi.

 

Ce José Iturbi, et ce masque blanc que je voyais depuis le piano (on tournait le dos à la rue, toute floue derrière les rideaux de la grande fenêtre), me fascinaient. Ce nom, dont je ne savais pas encore l’origine basque, avait un air mystérieux de Grand Maître que le masque austère accentuait encore.

 

Bien plus tard, c’est vivant et à la télévision que j’avais revu José Iturbi, le vrai, et que j’avais appris que c’était une très grande star aux États-Unis, et pas seulement dans les salles de concert, mais aussi à Hollywood, où Iturbi faisait concurrence à Oscar Levant (l’autre pianiste virtuose star de cinéma) dans des films comme A Song to Remember (où il était les mains de Chopin lui-même), mais aussi dans Holiday in Mexico ou dans A Thousand Cheers avec Gene Kelly, des superproductions où il interprétait ce qu’il était, un pianiste virtuose, une virtuosité décuplée par l’emphase américaine qui le faisait apparaitre, en Technicolor et par la technique du split screen, en train de jouer fougueusement en un très grand nombre d’exemplaires.

 

Et c’était, comme toujours, cette incroyable émotion que provoquent en moi les chaines d’artistes, dont on ne parle jamais, cette transmission de savoir, de discipline, de connaissance, qui passent de maître à élève sur plusieurs générations et dont tous les grands pianistes, les grands danseurs, les grands chanteurs d’aujourd’hui sont les héritiers.

 

Les maîtres disparaissent, leur enseignement continue à vivre, ce quelque chose d’ineffable, la somme d’une vie de discipline, de travail, de passion qu’on lègue au suivant, qui la préserve et l’augmente de sa propre discipline, de son propre travail, de sa propre passion et de sa propre expérience, puis la passe ensuite à d’autres.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2015).

 

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22/12/2015
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