sergiobelluz

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Langu(ag)es et traduction

J’ai toujours trouvé que l'étude des différentes variantes d'un même texte dans les traductions littéraires est pleine d'enseignement : on se rend compte à quel point la traduction est importante, et combien elle peut fausser la perception d'une œuvre.

 

On a déjà des problèmes quand il s'agit d'une œuvre dans une langue proche et de même structure, alors quand il s’agit, par exemple, de traduire un poème du chinois vers le français ou le russe, on imagine le casse-tête.

 

On doit partir d’un ensemble d'idéogrammes, c’est à dire d'une réalité décrite visuellement, avec des dessins stylisés n'ayant aucun rapport avec la langue parlée – un idéogramme chinois ne donne pas d’indication sur comment se dit et se prononce le mot –  et transposer ça dans une langue écrite phonétique où chaque lettre et chaque groupe de lettre représentent un son spécifique.

 

Dans le cas plus proche de nous de traduction de poèmes du russe au français ou du français au russe, cela se complique par le fait qu'il s'agit de poésie, un langage codé qui fait référence au son – allitération, dissonance, rimes ou non rimes, rimes intérieures, etc. – et au sens – connotations, références, détournement, métaphore... –, ce qui est particulièrement difficile à traduire.

 

PRIMA LA MUSICA POI LE PAROLE ?

 

Vladimir Nabokov disait que pour traduire la poésie on avait l'option de tâcher de rendre le son, les rimes et les rythmes du poème en modifiant, dans la langue d'arrivée, le sens, pour conserver la mélodie, ou, sinon, de traduire le sens, mais en sacrifiant totalement toute cette partie importante qu'est justement la mélodie, la beauté du son qui fait la beauté du poème.

 

Traduire la prose est plus simple : on traduit un univers concret, et même si se perdent certains effets sonores, l'histoire reste lisible, même si on a souvent de gros problème de niveaux de langues.

 

J'ai la chance de pouvoir lire en pas mal de langues et je suis frappé de voir des traductions qui, certes, arrivent à retranscrire l'histoire, mais laissent complètement de côté les registres : certains auteurs, pour les définir au sein de leur roman, font parler leurs personnages de manière très marquée, avec vulgarité, ou avec un accent particulier selon leur provenance géographique et, volontairement ou pas, ce n’est pas forcément pris en ligne de compte dans la traduction

 

Je me souviens d'avoir lu Tonio Kröger de Thomas Mann en traduction française, et de m'être dit, déçu : Mais comment un livre aussi célèbre peut-il être aussi mal écrit ? Puis d’aller vérifier dans l’original allemand, évidemment magnifique.

 

HERCULE POIROT ET LA VIEILLE FILLE

 

Les romans d’Agatha Christie est un bon exemple de ce qu’une traduction dans une autre langue peut rater.

 

Adolescent, j’avais dévoré tous ses romans policiers en traduction française, j'adorais Hercule Poirot, son détective belge francophone, et Miss Marple, vieille fille sublime (et sagace) d’un village anglais idéal.

 

Ce n'est qu'en lisant les versions originales, bien plus tard, que je me suis rendu compte qu'en anglais Agatha Christie fait parler Hercule Poirot avec des structures françaises du style « He is not a nice person, this man » ce qui, à part sa célèbre moustache sculptée à la cire, en rajoute encore une couche dans le côté fatuité franchouillarde du personnage (un stéréotype historique qui fait toujours rire les anglophones).

 

De même, Miss Marple, en anglais, a la saveur d’une malicieuse old spinster observatrice, une quintessence de vieille fille de village anglais qui sait tout sur tout le monde grâce aux commérages après le culte au presbytère ou à l’heure du thé – on ne dira jamais assez l’utilité du five o’clock tea gossip dans les enquêtes pour meurtre – et elle s’exprime en conséquence, par des faussement naïfs « Oh dear, dear, dear, did I shock you? » ou des « Dear me, why don’t you wear sensible shoes ? ».

 

RIMBAUD ET DON QUICHOTTE

 

Je n'arrive pas à m'imaginer ce que Rimbaud peut donner en russe, par exemple le poème : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu , voyelles/Je dirai quelque jour vos naissances latentes, etc. », et non seulement à cause de l’alexandrin, ou de la sonorité et du rythme des mots, mais aussi par rapport à ce qui est lié, dans l’imaginaire d’une autre langue, aux couleurs évoquées par le poème.

 

Dans le cadre de la revue Mapalé, dont j’étais le rédacteur en chef pour l’Europe, j'ai eu l’occasion de faire une interview de l'écrivain argentin d'expression anglaise Alberto Manguel qui faisait remarquer combien les traductions de l'anglais à l'espagnol (et inversement) étaient difficiles étant donnés les univers linguistiques très différents (l'espagnol très verbeux et l'anglais très condensé, je résume). 

 

Il donnait notamment l'exemple de Moby Dick, de Whitman, qui commence par « Call me Ismael », qui est très difficile à traduire, en français : « Appelez-moi Ismael » induit à confusion.  L'original veut dire : « Mon prénom n'est pas forcément Ismael, mais vous pouvez m'appeler comme ça ».  En français, et en espagnol, c'est très dur de trouver un équivalent, on est obligé de contourner le problème à l’aide d’un : « Vous pouvez m'appeler Ismael » ou d’un « Mon nom pourrait être Ismael ».

 

De même pour Don Quijote.  En espagnol, le livre commence par le célèbre et ironique : « En un lugar de la Mancha cuyo nombre no quiero recordar » et veut dire, en gros, « Dans un endroit de la Mancha dont je ne veux pas me rappeler le nom » ou « dont je refuse de me rappeler le nom » ou encore « dont je préfère oublier le nom ».  Mais le français et l'anglais rendent difficilement la subtilité et l'humour de l'original. 

 

En anglais on est obligé d'écrire quelque chose comme: « In a certain place of la Mancha the name of which I do not want to remember », mais j'ai vérifié dans diverses éditions, il y a au moins cinq traductions différentes.  On est déjà obligé de mettre « certain », parce que « In a place of La Mancha » n'est pas possible en anglais.  Pour la suite, on trouve des « whose name I do not want to remember », mais « whose » ne va pas bien, qu'on utilise de préférence lorsqu’il s’agit d’un objet possédé par une personne – « The person whose bag I saw » –, et certains préfèrent utiliser « recall » plutôt que « remember »...

 

LES FAUX-AMIS DE MES FAUX-AMIS SONT MES ENNEMIS

 

Les faux-amis sont la plaie du traducteur, car souvent les langues s'entrecroisent, et on ne sait plus très bien ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.

 

C'est encore plus grave dans les mots qui se ressemblent en ayant toutefois un sens différent d'une langue à l'autre (comme deception/disappointment et tromperie/déception en anglais et français).


Pour des langues comme le russe, dont la plasticité est proverbiale, et qui a engrangé énormément de mots étrangers au gré des influences historiques et culturelles dominantes – français, allemand, anglais –, ça m’a toujours amusé d’entendre des « Katastrof ! » ou des « Kashmar, kashmar ! » (cauchemar) utilisés couramment.


D'où une difficulté encore accrue pour le traducteur : à partir de quand un mot « étranger » est-il complètement acclimaté dans une autre langue ? Est-ce qu’on peut l’utiliser dans une traduction, et dans quel registre ? Par exemple, si je suis Américain et que je veux traduire « parking lot » en français, je suis obligé de prendre le mot français « parking » sans être certain de faire juste, puisque ce mot n’existe pas en anglais.

 

DE LA MUSIQUE AVANT TOUTE CHOSE

 

En somme, pour bien connaître une langue et bien la restituer dans une autre langue, outre le vocabulaire et la grammaire, une connaissance approfondie des usages et des registres – langage parlé, langage écrit, langage des médias, langage des ados, langage des cadres, langage des politiciens, langage de l’administration, langage technique... – est un élément essentiel de toute traduction.

 

Et il y faut aussi de l’oreille, parce que les langues, même écrites, transcrivent des sons parlés et qu’on doit tenir compte de ça dans la traduction, pour éviter des pataquès sonores . Je me souviens qu’aux États-Unis, dans le cadre d’un cours de français, on m’avait demandé quels films américains avaient eu du succès en Europe.

 

On était dans les années 80, je parlais des Dents de la mer, de Spielberg, dont le titre français les avait déjà fait beaucoup rire – an anglais, ces « Sea Teeths » rendent de manière hilarante le Jaws (mâchoires) de départ –  et c’est juste après où, sans réfléchir, je traduisais en français le titre du deuxième épisode, Jaws II, en un précis Les Dents de la mer II que j’ai éclaté de rire. Inutile de dire que les étudiants, attentifs cette fois-ci, ont exigé de moi une explication qui les a enchantés.

 

Chaque langue a une musique, une logique, des constructions et des structures particulières. Quand je travaille sur une traduction, je fais toujours une première version précise, scrupuleuse des mots et du sens du texte original sans me préoccuper de la lourdeur du résultat.

 

Ce n’est que dans un second temps que je fais alors complètement abstraction du texte de départ, pour retravailler la traduction et la rendre la plus naturelle possible dans la langue d’arrivée tout en tâchant de préserver – de recréer ? –  le sens, le style, l’humour, les registres et les particularités de l’original. 

 

Du vocabulaire, de la grammaire, de l’oreille, de l’intuition et un zeste de magie : en traduction, tout est dans le chapeau, celui du magicien d'où l’on extrait lapins, foulards, colombes et perles rares.


©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2018)

 

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Le drogman (l'interprète ottoman) par François Mulard (1807)

 

Le titre turc de cette fonction vient de l'arabe tourdjoumân qui a donné le mot français 'truchement'



02/11/2019
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