Le petit cirque de Jean-Louis Forain (1852-1931).
Certains des dessins et des peintures de Jean-Louis Forain (1852-1931) dépeignent, avec autrement plus de cruauté et d’humour noir que Degas, les danseuses de l’Opéra et les mœurs d’un certain milieu de rentiers aisés qui « avaient leur danseuse ». Ce magnifique caricaturiste, ce peintre, ce portraitiste extraordinaire (voir plus bas son autoportrait à Trouville, ainsi que les portraits d’Anna de Noailles et d’Auguste Renoir) était aussi connu pour ses convictions antidreyfusardes au moment où la France était coupée en deux par la fameuse Affaire.
Le peintre-écrivain Jacques-Émile Blanche (1861-1942) écrit, à ce propos : « L’antidreyfusisme avait fait de Forain un grand dessinateur, un moraliste redoutable par les légendes de ses planches de Psst [l’une des nombreuses revues de la fin du XIXe et début du XXe siècle] et un pamphlétaire de génie, alors que Hermann Paul était le faible caricaturiste des journaux dreyfusistes. Pour moi, Forain détenait la vérité comme Degas, comme Renoir, Rodin, Puvis et tous les grands artistes indépendants antiacadémiques. »
Une mauvaise langue
Forain était aussi célèbre pour son franc-parler, sa rudesse et ses mots méchants et drôles qu’on se répétait partout.
Dans son magnifique L’Allure de Chanel (1946), où il restitue parfaitement la diction rapide et sifflante de la célèbre couturière, son côté sec et cinglant, aussi, Paul Morand lui fait évoquer Forain :
« J’étais jeune, sans défense. Il y eut suspension d’armes. Il prit à forfait mon éducation. Il m’emmenait au cabaret. La gueule de travers, l’œil pointu, la sensibilité à vif, le cœur toujours tendu, se servant de ses cordes vocales comme de la corde d’un arc, lui-même percé d’autant de flèches qu’il en décochait, Forain m’expliquait ce Paris d’il y a un quart de siècle, qui ressemblait encore, par sa résonance et son exiguïté, au Paris du Second Empire :
‘Tu aimes la mère Edwards [la future Misia Sert] ? Méfie-toi de ces gens-là. C’est des salauds ! Ce n’est pas fait pour toi… Ma fille, l’humanité n’est pas belle… Tu donnes dans les pédés, à ce qu’on me dit… Je te le répète une dernière fois : les tantes, c’est tous des salauds !’
(…) Je lui parlais de Marie Laurencin, dont les Groult s’assuraient alors l’exclusivité :
‘Sa peinture, c’est du travail de dame… C’est une piqueuse de bottines.’
Il se détendait, sa bouche devenait moins amère, il me demandait de lui chanter une chanson. Il aimait surtout celle-ci :
‘Il monta sur la montagne
Pour entendre le canon
Le canon tonna si fort
Qu’il fit dans son pantalon… ‘
(…) Il m’apprenait la vie :
‘N’aie jamais confiance dans les gens bêtes : choisis plutôt les malhonnêtes gens.’
Ou encore :
‘Méfie-toi des drogués. La drogue, ça ne rend pas méchant, mais ça fait sortir la méchanceté.’ »
***
André Billy, dans « L'Époque 1900 » (Paris : Tallandier, 1951) raconte cette anecdote : le comte Robert de Montesquiou [un des modèles du Charlus de Proust] s’inquiétait, avant de se rendre à une réception chez la duchesse de Rohan, de savoir si Forain s’y trouverait. Il fuyait celui-ci comme la peste, l’artiste étant un des rares à lui tenir tête. Il l’avait surnommé « le comte de Grotesquiou ». A un dîner donné chez la bonne duchesse, Montesquiou faisait le récit de sa première ascension en ballon : « Curieuse impression, je ne sentais absolument rien. Je voyais seulement la terre qui me fuyait, qui me fuyait,,, - Je comprends ça ! » grommela Forain dans son assiette.
***
À propos de Cécile Sorel (1873 – 1966), qu’on surnommait la Comtesse de Ségur II (elle avait épousé un descendant de la célèbre famille), une célèbre croqueuse d’hommes qui fut une des très grandes et très piquantes Célimène du Misanthrope de Molière à la Comédie Française (on peut l’entendre dans un enregistrement de la pièce réédité dernièrement), « la » Sorel, celle que Sacha Guitry avait convaincu de participer à une Revue au Casino de Paris en 1933 et de descendre, emplumée, le grand escalier (c’est à lui et à elle qu’on doit le fameux ‘L’ai-je bien descendu ?’), Arletty raconte cette anecdote :
« Au cours d’un dîner, il y eut le truc de la Sorel, qui déclara devant tout le monde : ‘Moi, à cinquante ans, je me tue’. Et Forain de s’écrier : ‘Feu !’ ». (Arletty, Les Mots d’Arletty, Paris : de Fanval, 1988). »
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2015)
Illustrations:
- Forain dessinant à Deauville, autoportrait (1894)
- Forain, Ballerine rattachant un maillot (1895)
- Forain, Portrait d'Anna de Noailles (1905)
- Forain, Sur le plateau (1912)
- Forain, Danseuses à la barre (1895)
- Forain, archives photos de Gallica
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