sergiobelluz

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Un sacré dramaturge, Pedro Calderón de la Barca (1600-1681)

C’est toujours un sujet d’étonnement, pour moi, de constater à quel point, culturellement, l’Europe est encore et toujours divisée en deux parties, le Nord et le Sud, ou, pour être plus précis, entre d’un côté le monde germanique et anglo-saxon et de l’autre le monde latin, c’est à dire entre le protestantisme et le catholicisme, une division culturelle liée en partie aux guerres de religion, mais qui doit aussi beaucoup au développement du capitalisme à qui les pays du Nord doivent leur prospérité et leur prédominance politiques actuelles, l’économie du Sud étant plus liée à la propriété foncière, à l’agriculture et aux matières premières, moins rentables par les temps qui courent.

 

Pour être plus précis encore, je constate combien le Sud, à cause d’un complexe d’infériorité très marqué lié au respect de l’argent, voue une admiration et un respect, et tombe dans une idéalisation même des pays du Nord – « ils sont plus sérieux, moins corrompus, chez nous c’est l’Afrique », etc. – que le Nord paie en retour par une condescendance culturelle qui frise le mépris pour des pays considérés, au mieux, comme rétrogrades ou arriérés, au pire pour l’équivalent européen de républiques bananières.

 

LE THÉÂTRE ESPAGNOL, PATRIMOINE CULTUREL EUROPÉEN

 

Culturellement, ça se remarque par le fait qu’au théâtre, par exemple, les dramaturges du Nord (en vrac Shakespeare, Marlowe, Ibsen, Schiller, Kleist, Wedekind, Brecht...) sont régulièrement joués et applaudis dans les pays latins, alors que les délicieuses comédies et les tragédies passionnantes des très grands dramaturges latins (Lope de Vega, Quevedo, Calderón, Tirso de Molina, Eduardo Scarpetta, Eduardo de Filippo...) ne sont pour ainsi dire jamais joués dans les pays plus au Nord.

 

C’est oublier les Entremeses de Cervantès, la Célestine de Ferdinando Rojas, le Don Juan de Tirso de Molina, La Discreta Enamorada (L’Amoureuse discrète) et El Perro del Hortelano (Le Chien du jardinier) de Lope de Vega, La Vida es sueño (La Vie est un songe) ou El Alcalde de Zalamea (L’Alcalde de Zalamea) de Pedro Calderón...

 

C’est oublier que l’extraordinaire et prolifique production théâtrale de l’Espagne du Siècle d’Or (XVIIe et XVIIIe siècles), très vite traduite dans d’autres langues européennes – l’espagnol était alors une des langues que tout lettré se devait de connaître –, a été, dès le début et jusqu’à aujourd’hui, une des plus grandes sources d’inspiration pour des dramaturges, des écrivains, des compositeurs et des metteurs en scènes aussi célèbres que Corneille, Molière, Lesage, Scarlatti, Mozart, Dryden, Shelley, Goethe, Eichendorff, Humperdinck, Richard Strauss, von Hoffmanstahl, Malipiero, Camus ou Grotowski.

 

THÉÂTRE ET MYSTÈRE

 

Par les mauvais temps politiques qui courent, il fallait oser faire jouer à Barcelone El Gran Mercado del Mundo (Le grand marché du monde, 1640) de Calderón, dans l’original, en espagnol, c’est à dire en pur castillan, et dans une coproduction « nationale » – je traduis : à la fois espagnole et catalane – par une troupe composée à moitié par de grands comédiens catalans du Teatre Nacional de Catalunya, à moitié par de grands comédiens du prestigieux Teatro Clásico, de Madrid, les deux théâtres étant l’équivalent catalan et espagnol d’une Comédie Française pour la France, où l’on joue le grand répertoire national respectif.

 

Il fallait aussi oser braver les préjugés – « y compris les miens » précise le metteur en scène Xavier Albertí, héritier d’une longue tradition catalane plutôt anticléricale et socialiste – pour recréer dans toute son originalité et sa modernité, ce qu’on appelle un Auto sacramental, un genre dramatique lié à la liturgie catholique, comme l’étaient auparavant les ‘mystères’ du Moyen-âge.

 

UN THÉATRE POPULAIRE

 

Ne nous y trompons pas : il s’agit bien de théâtre, d’un théâtre populaire, d’un  théâtre luxueux aussi, et d’un théâtre itinérant – en roulotte, si l’on veut –, puisqu’il était joué partout, sous les portiques ou dans les églises, dans les villes comme dans les villages, et que pour les représentations on utilisait de grands chars sur lesquels se trouvaient des décors très élaborés et même surchargés :

 

« Ces Actes sacramentels, comme nos anciens Mystères, étaient composés pour être joués sur les places publiques pendant les fêtes du Corpus Domini. À cette époque, tous les théâtres d’Espagne se fermaient pendant un mois, et les troupes de comédiens étaient requises par les municipalités pour concourir à l’éclat des fêtes.

 

Ces fêtes avaient lieu non-seulement dans toutes les villes, mais dans les plus pauvres villages ; chacun les célébrait selon ses moyens. À Valence, à Tolède, à Séville, à Madrid, c’était un luxe inouï de représentation, et de la part du peuple un enthousiasme extraordinaire. Cette vogue des pièces religieuses, jouées sur les places publiques, se continua en Espagne jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. » (Alphonse Royer, Histoire universelle du théâtre, Paris : librairie Franck, 1869)

 

Les pièces, écrites par les plus grands dramaturges espagnols, sont en général en un acte et liées à l’Eucharistie. Elles avaient pour but, en particulier après la Contre-Réforme – la réponse catholique et même jésuite au protestantisme – de reformuler le message de l’Église et de le transmettre plus efficacement et avec un maximum de séduction, de splendeur et même d’humour.

 

LES TENTATIONS SONT SEXUELLES ET TEXTUELLES

 

Ça commence par une grande tirade (la loa) qui introduit le thème de départ, puis on a une série de scènes où les personnages, des allégories, chantent, s’apostrophent, commentent leur mérites respectifs et la pièce se termine par une morale et une sorte de choeur final.

 

Dans Le grand marché du monde, Calderón met en scène Le Père (de l’Humanité) qui, entre ses deux fils jumeaux, Bon Caractère et Mauvais Caractère, ne sait pas lequel désigner comme héritier.

 

Pour les départager, il leur donne à chacun le même talent, et leur demande d’utiliser ce talent au mieux « dans le grand marché du monde », où l’Avidité, la Luxure, la Culpabilité, la Grâce, l’Innocence, la Malice, l’Humilité, la Vanité, la Magnificence, l’Hérésie, la Foi le disputent en artifices pour présenter leur marchandise respective, qui comprend tentations sexuelles...

 

La Lascivia :                          Yo, que la Lascivia soy,

                                               seré la Hermosura hoy,

                                               que es quién más me disimula.

 

(La Luxure:                            Moi, je suis la Luxure,

                                              Aujourd’hui, je serai Beauté

                                              C’est mon meilleur déguisement.)

 

 

 ...et textes protestants :

 

 

Mal Genio :                          ¿ Qué autores estos son ?

Herejía:                               Calvino y Lutero

Mal Genio:                          ¿ De qué trata este autor?

Herejía:                               Este

                                            afirma que todo cuerpo

                                            ocupar debe lugar,

                                            y que no es posible aquello

                                            de que esté el Cuerpo de Dios

                                            en el blanco Pan, supuesto

                                            que en él no ocupa lugar.

 

(Mauvais Caractère:           De quels auteurs s’agit-il?

L’Hérésie :                           De Calvin et de Luther

Mauvais Caractère :           De quoi parle cet auteur ?

L’Hérésie :                           Celui-ci affirme que tout corps se trouve en un seul endroit

                                             Et que c’est impossible que le Corps de Dieu

                                             Dans le Pain blanc se trouve

                                             Vu qu’on ne l’y trouve pas)

 

Inutile de dire qu’après mille tentations et mille péripéties faites de musique, de chant, de danse, de tirades, d’apartés et d’apostrophes au public – attention, spoiler – le Bon Caractère triomphe et sera l’héritier désigné.

 

LE GRAND MARCHÉ DU MONDE, C’EST AUJOURD’HUI

 

Pourquoi cette pièce nous parle-t-elle encore ?

 

D’abord parce que cette manière de faire jouer des symboles plutôt que des personnages imprègne très fortement toute notre culture contemporaine, volontiers allégorique, que ce soit au théâtre (Cocteau, Brecht, Claudel, Frisch, Williams...) ou au cinéma (Bob Fosse, Le Seigneur des Anneaux, les gentils Super-héros spécialisés et les méchants Super-héros non moins spécialisés).

 

C’est aussi parce qu’elle traite de morale dans un monde matérialiste où les dogmes ont changé et où le sens et l’éthique font cruellement défaut. Remplacez Catholicisme par « Citoyenneté » et Protestantisme par « Extrémisme » ou « Économie » et le texte retrouve toute son actualité.

 

À chaque siècle sa morale et ses dogmes, et ce n’est pas le moindre des mérites de la fabuleuse mise en scène de Xavier Albertí que d’arriver à rendre toute sa force à ce texte extraordinaire dont il ne change pas une ligne – du pur castillan, tout de truculence et d’élégance aristocratique à la fois – dans un spectacle pleins de clins d’oeil, de chansons populaires mêlées d’airs lyriques, où le crooner côtoie le haute-contre, aux images expressionnistes, qui tient autant du cabaret que de la comédie musicale.

 

On est interpellé dès le début par La Renommée, une femme blonde qui se balance sur un grand trapèze au-dessus des autres allégories : ¡Oíd, mortales, oíd/y al pregón de la Fama/todos acudid ! (« Oyez, mortels, oyez/ et à l’appel de La Renommée/tous accourez ! »), le fameux Marché du Monde y est symbolisé par un grand manège qui tourne sur scène comme une roue de la Fortune où se déplace chacune des allégories, et tout se termine lors d’un grand banquet réunissant tout ce beau monde.

 

On s’émeut, on rit, on s’amuse – et on réfléchit à sa propre morale.

 

©Sergio Belluz, 2019,  le journal vagabond (2019)

 

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La Renommée

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La Foi (aveugle) dans les bras de la Luxure

 

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 La Culpabilité

 

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La Roue de la Fortune

 

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Le Teatre Nacional de Catalunya



19/05/2019
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