sergiobelluz

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Éloge du commérage

J'aime beaucoup alterner, et pas seulement par éclectisme, les biographies, les Journaux ou les Mémoires de grands personnages et ceux de "personnalités" (chanteurs, acteurs, danseurs, vedettes de tout genre, coiffeurs, valets de chambre...) de la même période.

 

Les biographies et les mémoires de vedettes, en particulier, sont souvent plaisants, amusants même et extrêmement intéressants, non pas stylistiquement – ils ne les rédigent souvent pas eux-mêmes, se font aider par un nègre –, mais parce qu’ils reflètent tous les niveaux sociaux-culturels.

 

En alternant les deux, on a une vision très précise d'une période : d’un côté, le récit historique savant, compétent et documenté d’une époque, de l’autre l’air du temps de cette même époque, la façon dont on parlait, les expressions à la mode, les airs qui se chantaient alors, les blagues qu’on se racontait, les spectacles ou les films qu’on allait voir, les légendes urbaines... 

 

Et puis, que ce soient Saint-Simon, Gide, Léautaud, Sarah Bernhardt ou Pauline Carton, toute cette catégorie d'oeuvres ont leur partie ragots. La nature humaine étant ce qu’elle est, on a autant de commérages juteux ou assassins chez les écrivains petits et grands que chez les comédiens qui se tirent dans les pattes.

 

À cet égard, rien de plus amusant et de plus cruel que de lire ce que Gide pense de ses contemporains (qui l’apprennent au moment de la publication de son Journal). Un exemple ? Le célèbre portraitiste mondain Jacques-Émile Blanche qui, après cinquante ans de ce qu’il considère une profonde amitié partagée avec Gide lit, atterré, ce que ce dernier écrit de lui.

 

1850-1950 ou le XXe siècle

 

La période 1850-1950 est celle qui me fascine le plus, le début de la modernité. Tout le XXe siècle est né à ce moment-là, notamment l’ensemble des événements qui ont amené l’Europe aux deux guerres mondiales et à son déclin.

 

Paris envahie par la Prusse en 1870, l'Affaire Dreyfus autour de 1900, l'Alsace et la Lorraine en 1914, la Révolution Russe et le traité de Versailles en 1918, le crash de Wall Street en 1929, qui a ruiné les Américains et par conséquent les Européens, avec pour conséquence la montée des fascismes au Portugal, en Espagne, en Italie et en Allemagne ce qui, à son tour, a causé la deuxième guerre mondiale.

 

Après la guerre, gagnée par les États-Unis, l’épuisement total de l'Europe, tant du point de vue humain que militaire et économique a signifié la montée des Etats-Unis comme première puissance économique et militaire mondiale et l'Union Soviétique comme "contre-réaction", avec l'Europe occidentale coincée entre les deux...

 

Et puis, dans cette période 1850-1950, à Paris – alors capitale mondiale et latine de la culture et de la technologie, dont la Tour Eiffel est l’exemple le plus connu – s’est développée une extraordinaire liberté d'esprit et de pensée.

 

À partir de la Deuxième Guerre Mondiale, c'était fini, la culture anglo-saxonne protestante, son puritanisme efficace et ses méthodes commerciales impitoyables s’installe un peu partout avec les résultats que l’on sait sur les industries cinématographiques et discographiques européennes dus aux standards américains imposés par un marketing agressif sur l’ensemble de nos ondes et de nos écrans (musique pop, vidéoclips, séries formatées, bestsellers...).

 

LES AVANT-GARDES

 

La période 1850-1950, c'est aussi un moment artistique extraordinaire, avec des recherches à tous les niveaux, et de vraies avant-gardes.

 

Par la suite, on n'a fait qu'améliorer, mais ce sont les artistes du début du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres qui ont d'abord tout cassé et tout recréé.

 

C’est la naissance du cinéma, le développement de l'industrie du disque et de tous les supports visuels et sonores permettant de conserver le passé.

 

C'est pourquoi, sur cette période en particulier, j'aime tant les mémoires de comédiens, d'artistes et de personnalités de tout genre.

 

Car si les mémoires d'écrivains me passionnent – stylistiquement, dans leur écriture, mais aussi dans leur manière d’analyser les oeuvres d’autres auteurs ou de parler de leur propre travail d’écriture au jour le jour – ils sont souvent limités au petit cercle des littéraires : on reste dans la fameuse tour d’ivoire.

 

Tandis que comme la mode, les comédiens, dans leurs mémoires, reflètent leur temps, ce que les gens aimaient et n'aimaient pas, rêvaient d'être, ou s'imaginaient être.

 

Et comme les artistes sont vaniteux, ils parlent d'eux-mêmes, mais aussi de leur époque, des voitures qu'ils ont achetées, des habits qu'ils portaient, de ce qui se disait, se lisait, s’écoutait ou se voyait en ville, etc...

 

On apprend des tas de choses par la tangente, par inadvertance.

 

JOSEPHINE BAKER, JOURNALISTE SANS LE SAVOIR

 

Je me souviens des passionnants ‘Mémoires’ de Josephine Baker : elle y parle de sa carrière, elle y évoque le racisme dont elle a été victime lors d’une tournée aux États-Unis – dans le compartiment de train avec toute sa troupe, dans les hôtels de luxe où elle s’arrêtait – alors qu’elle est déjà célèbre.

 

Elle y raconte aussi une tournée qu'elle a faite en Roumanie en 1930, et parle de ce qui l'a frappée: les Tziganes qui vendent des fleurs, qui fabriquent des gants et des saucisses avec de la viande de chiens.

 

Elle y parle aussi, rieuse, des cochers de fiacre, des eunuques qui, selon elle, ont des voix très hautes.

 

Elle y décrit, moqueuse, les grands officiers très maquillés, qui sont en fait les hospodars et les boyards en tenue d'apparat avec le maquillage imposé par la cérémonie, d'origine turque.

 

PAUL MORAND EN COMPLÉMENT

 

Toutes ces informations, Josephine Baker les donne en vrac au journaliste Marcel Sauvage, qui rédige ses Mémoires, parce que c’est ce qui l’a amusée, parce que c’est ce qu’elle a trouvé exotique, venant de Paris.

 

Et malgré le ton badin dans lequel c’est raconté, et qui correspond à la manière dont la Baker raconterait ça à ses amis vedettes au retour de sa tournée, tout est exact et confirmé : dans son ‘Bucarest’ (1935) le passionnant écrivain-voyageur que fut Paul Morand, grand connaisseur de la Roumanie – il avait épousé la richissime princesse roumaine Hélène Soutzo fille de banquiers grecs – raconte la même chose, en plus documenté et dans une écriture virtuose.

 

À propos des Tziganes qui vendent leurs fleurs, il écrit ceci : « Les femmes s’en vont en ville mendier ou vendre des fleurs et des journaux ; la poitrine ferme sous la chemise déchirée, habillées à partir de la taille de grandes robes de toile crasseuses et superposées, la tête serrée dans un mouchoir de teinte crue, elles sont accroupies devant leurs paniers ronds pleins de jacinthes ou guettent la sortie des grands hôtels ou des confiseries. De leur bouche sort une mélopée ininterrompue : qu’elles vous offrent des giroflées ou qu’elles vous tendent leurs nourrissons nus, ou qu’elles vous proposent des journaux, sans cesse elles nasillent à un centimètre de votre visage, vous tirant par le bras, entravant votre marche, insensible aux rebuffades, impossibles à éloigner. » (Ça n’a pas beaucoup changé depuis que les frontières européennes se sont simplifiées).

 

De même, au sujet des chiens errants (et comestibles) : « Pauvres chiens de Bucarest à qui des camions pleins de Tziganes font la chasse : acculés dans un coin, capturés avec un lasso de fer, oubliés à la fourrière, ils y attendent leur métamorphose en gants ou en saucisses... »

 

Quant aux cochers eunuques, voici ce que raconte Morand :

 

« Les cochers russes, géants à figure glabre et nuque rasée, dressés sur leur siège, appelaient le client de leur petite voix blanche : « Boyard, boyard, par ici, boyard ! » (...) La journée finie, le muscal [le nom roumain de ces cochers] rentrait dans sa maisonnette de la mahalla attenante à de grandes écuries. Il retirait sa soutane de velours foncé ceinte d’un vaste ruban de moire bleu pâle ou rouge cerise et s’asseyait devant le samovar ; sa famille l’entourait, car ces eunuques par conviction religieuse avaient une famille. Ils ne se mutilaient qu’après la naissance de leur premier fils. C’est à la proscription de cette secte des skoptzi par la Russie des tsars que la Roumanie devait ses cochers. »

 

©Sergio Belluz, 2018,  le journal vagabond (2018).

 

1946 Baker Josephine Mémoires.jpg

 

Morand Bucarest.jpg



07/09/2018
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