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Wajdi Mouawad, un grand dramaturge mythomane (1) : ‘Inflammation du verbe vivre’

Revenir aux Grecs, en montrer la modernité, leur faire parler de l’Homme, de notre temps, de nos sociétés, de la démocratie, de la crise économique, de la Grèce – la double pièce est dédiée au peuple grec –, sans jamais tomber dans le mièvre, ni dans les clichés, ni dans les comparaisons hasardeuses, ni dans les provocations futiles, tout en conservant la simplicité et l’intensité de la tragédie, la beauté éternelle du mythe et le lyrisme de l’expression, tout ça avec le sourire, et le rire quelquefois, c’est le tour de force qu’accomplit l’étonnant dramaturge d’origine libanaise Wajdi Mouawad dans un fabuleux diptyque intitulé 'Des mourants 'constitué par deux pièces inspirées des tragédies de Sophocle, l’une, 'Inflammation du verbe vivre', partant de ‘Philoctète’, l’autre, 'Les Larmes d’Oedipe', s’inspirant d’’Oedipe à Colone’.

 

Cette double production du Théâtre de la Colline – Théâtre National de Paris, proposée en version française surtitrée (d’une durée de deux heures et d’une heure et demie respectivement), aura été un des moments forts du GREC, le Festival annuel de Théâtre de Barcelone, qui, cette année, rendait hommage au peuple grec si durement touché par la crise (on y est particulièrement sensible ici, où la crise n’a épargné personne non plus).

 

WAJDI MOUAWAD : 'INFLAMMATION DU VERBE VIVRE'

 

La première pièce, reprend l’histoire de Philoctète : ce guerrier, très puissant grâce à l’arc qu’Hercule mourant lui a confié, est abandonné par Ulysse sur l’île de Lemnos, à cause de sa plaie purulente qui perturbe les soldats. Mais sans son arc magique, Ulysse ne peut pas gagner la guerre de Troie. Il envoie l’adolescent Neoptolème, fils d’Achille, pour gagner la confiance du guerrier blessé. L’adolescent y parvient mais, plein de remords, finit par avouer son mensonge, et ne laisse plus d’autre choix à Ulysse que d’utiliser la force.

 

Toute l’intelligence de Wajdi Mouawad est dans la sincérité de son travail : son projet était d’abord de mettre toutes les tragédies de Sophocle sur scène (‘Des femmes’ en 2011, ‘Des héros’ en 2014), dans une nouvelle traduction du poète Robert Davreu, qui mourra sans achever la tâche. Que faire, puisque les engagements sont pris et que les subventions ont été reçues ?

 

Il décide de se passer de traduction et de réécrire les oeuvres lui-même. Le sujet de départ, le destin de Philoctète, devient : pourquoi, aujourd’hui, monter une pièce de Sophocle ? Et comment s’y prend-on ?

 

LE POÈTE ET SON DOUBLE

 

La mise en scène est simple et ingénieuse : la pièce est interprétée sur scène par Wajdi Mouawad qui interprète son propre rôle de dramaturge névrosé à la Woody Allen, qui ne sait pas quoi faire de Sophocle, mais aussi sur grand écran, dans un film tourné à divers endroits de Grèce, où l’on voit par exemple ce même Wajdi Mouawad ramer pour rejoindre l’ile d’un lieu de répétition avec les participants du projet, et ramer parce qu’il n’est pas du tout inspiré par ce ‘Philoctète’ de Sophocle ... «  qui n’est vraiment pas sa meilleure pièce, en plus », ajoutant que la Grèce « est pleine de Philoctètes, oubliés pendant dix ans dans leur île respective », concluant par un « et puis Philoctète, qu’est-ce qu’il a fait pendant ces dix ans dans son île déserte ? Personne ne le dit, ni Sophocle, ni l’Odyssée. Merde, moi j’abandonne ».

 

Tout se déroule ainsi en un aller-retour magnifique et parfaitement synchronisé tant dans l’action que dans le texte, une ubiquité qui permet à Wajdi Mouawad d’interagir avec l’action filmée, dans laquelle il entre ou dont il sort, se parlant littéralement à lui-même, interpellant aussi le public tout au long du spectacle.

 

Comme spectateur, on assiste à l’élaboration et à la réalisation laborieuse du projet, aux doutes du dramaturge, du poète, dans le sens que lui donnerait Cocteau : ce nouvel Orphée sur écran, va chercher son Philoctète/Eurydice, et, plus largement, un sens à sa vie, dans les lieux emblématiques de la Grèce antique, et notamment à Salamine (où les Grecs sont morts pour sauver la Grèce de la Perse), à Delphes (où les intuitions deviennent des oracles) et aux Enfers (qui ressemblent beaucoup à certains quartiers d’Athènes sinistrés par la crise).

 

Il y a d’ailleurs plus d’un parallèle entre le cinéma de Cocteau, en particulier ’Orphée’ et ‘Le Testament d’Orphée’ : on y évolue dans le monde moderne (chez Cocteau, c’était le Saint-Germain-des-Prés des années 50, on y croisait Juliette Gréco), on traverse l’écran-miroir/l’eau pour rejoindre l’envers/les Enfers (ici la mer agitée). Le poète paie son obole à Charon pour traverser le Styx et se retrouve dans l’aéroport désaffecté d’Athènes – un vieux comptoir de la défunte Olympic Airways en fait foi –, où l’on entend une voix suave déclarer par haut-parleurs : « Les passagers pour Hadès sont priés de suivre le parcours indiqué ».

 

Le poète est attendu par un taxi, dont le chauffeur, Lefteris (la liberté, en grec) sera son guide : « Dans l’Enfer, Ulysse est guidé par la déesse Athéna, Dante par Virgile, moi par un chauffeur de taxi. Chaque voyageur rencontre un guide à sa taille. On a l’Hadès qu’on mérite. »

 

UN VOYAGE AU COEUR DU THÉÂTRE

 

On pense aussi à Sacha Guitry, pour le côté égocentrique, l’humour, la fantaisie et la mise en abyme, car cette structure très souple permet à Wajdi Mouawad toutes les libertés, et notamment celles de philosopher à la fois sur l’homme – « L’homme est un dieu quand il rêve et un mendiant quand il pense » –, de faire des mots d’auteur autour de la déesse Afia, déesse de l’Invisible, qu’il voulait consulter à Delphes (« Je ne l’ai pas trouvée, malheureusement »), de faire un magnifique parallèle linguistique autour du cadeau qu’est le présent qu’on vit, ou de disserter sur le théâtre : « Les Grecs ont créé la démocratie et l’agora, où on devait convaincre pour être élu. Mais ils ont aussi compris que ce n’est pas parce qu’on était convaincant qu’on avait raison, alors ils ont créé la philosophie, et ils ont créé le théâtre, pour qu’on puisse exprimer ses joies et ses peines. ».

 

Et ce qui est étonnant, c’est qu’en modernisant l’ensemble, Wajdi Mouawad rejoint la grande tradition du théâtre grec, lui-même faisant office de Coryphée, s’adressant directement au public, commentant l’action qu’on voit sur l’écran, et nous rappelant à chaque instant que le théâtre est aussi un miroir, une mise en perspective d’une réalité souvent difficile à saisir au moment où on la vit, que le théâtre permet de voir, de sentir, de ressentir dans toute sa complexité, dans toute son absurdité, dans toute sa violence.

 

DES MOURANTS ? C’EST NOUS...

 

Car le titre général de ce diptyque, Des Mourants’ l’indique bien : c’est de nous qu’il s’agit. Wajdi Mouawad s’adresse au public depuis la scène, nous sommes avec lui aux enfers.

 

Il dit : « De mon vivant... » ou : « C’était déjà quoi, le texte ? » ou encore : « Est-ce que Victor Hugo est dans la salle ? Non, parce que je me suis toujours demandé comment est-ce qu’il faisait pour être toujours si sûr de lui... »

 

Son personnage, celui qui nous parle depuis la scène et qu’on voit, sur l’écran, arriver chez Hadès, s’est tué pour trouver la vérité... mais il n’est pas tout à fait mort, il est entre le monde des vivants et le monde des morts. Il faudra qu’il choisisse. Et c’est aux Enfers qu’il cherche sa raison de vivre.

 

Conduit par Lefteris, il arrive à Salamine, descend dans une tombe et débouche sur une gigantesque décharge publique au-dessus de laquelle tournoient des mouettes : « Chaque oiseau est une douleur éprouvée ». Il cherche son ami Robert Davreu, qui lui donne ce conseil : « Cherche le soleil des poètes ».

 

Il va à Delphes auprès de l’oracle et d’Apollon, et un Apollon obèse lui répond en anglo-américain qu’il n’habite plus ici, qu’il a émigré aux Etats-Unis, que tout ça c’est du passé. Dans la banlieue d’Athènes, il va voir Zeus et sa fille Athéna, devenus deux sans abris dans une caravane déglinguée et qui disent que tout ça c’était avant.

 

Puis il rencontre un chien errant, qu’on entend parler à l’écran, et qui lui dit : « Suis-moi ». Le chien, chemin faisant, lui explique qu’en tant que chien il a faim, et que c’est cette faim qui fait oublier l’envie de vivre. « Quelles faims ont fait que tu te trouves ici et que tu n’aies plus envie de vivre ? » On arrive à un enclos plein de chiens qui aboient, et on entend la réponse de Mouawad : « faim d’argent, faim de gloire, faim de notoriété, faim de reconnaissance, faim d’amour... »

 

DIDACTIQUE ET RACOLEUR ? IL A BIEN RAISON !

 

On pourrait peut-être reprocher à l’auteur son utilisation d’un grand écran sur scène, avec ces parties filmées et ces effets spéciaux quelquefois racoleurs (la voix du chien, grave, truquée, qui résonne comme les voix des grands monstres qu’on voit au cinéma) dans une tentative de séduire ou d’éviter l’ennui d’un public jeune, incapable d’assister trop longtemps à une « vraie » pièce de théâtre.

 

On pourrait aussi faire la liste des apparentes facilités, et notamment une métaphysique de pacotille dans des comparaisons mises au goût du jour : on parle, par exemple, de la ‘Guerre des Etoiles’ pour expliquer le dilemme de Neoptolème, tiraillé entre ce que lui a ordonné Ulysse et son affection pour Philoctète qu’il ne peut pas trahir : « Est-ce qu’Anakin Skywalker aurait pu mentir au Jedi pour qu’il lui cède son arme-laser ? ».

 

On pourrait encore relever, chez l’auteur et sa pièce un côté didactique, une volonté de toucher un public de jeunes, de leur proposer quelque chose auquel ils puissent se raccrocher pour qu’ils puissent comprendre que ce « vieux » théâtre parle aussi d’eux, notamment dans ces interviews de jeunes « morts » que l’auteur rencontre aux Enfers et qui expliquent qu’ils sont là parce que la Grèce en crise a tué leurs rêves.

 

On pourrait enfin reprocher à Wajdi Mouawad, qui joue avec un micro et n’a donc pas besoin de projeter sa voix pour se faire entendre dans une grande salle, une diction « cool », jeune, simple,  moderne, relâchée, aux accents toniques proches d’un certain parler des banlieues françaises.

 

Personnellement, j’y vois surtout l’utilisation d’une langue scénique rafraichie, débroussaillée, qui casse les conventions linguistiques et intellectuelles du théâtre : on entend Sophocle comme s’il nous parlait au restaurant du coin, mais sans en perdre les accents nobles, le tout inséré dans un parler contemporain qui rejoint la musique de la poésie urbaine telle qu’elle se pratique aujourd’hui.

 

Ce n’est pas le moindre des mérites de ce grand dramaturge que d’arriver, par ce biais, à faire revivre magnifiquement la tragédie grecque, à la faire redécouvrir à un public qui, depuis pas mal de temps, se passionne davantage pour les séries télévisées américaines que pour le théâtre antique (vous me direz : ‘Games of Thrones’ et ‘L’Iliade’, c’est kif-kif, mais j’ai des doutes), et surtout à la faire connaitre à toute une nouvelle génération qui peut constater que cette vieille Grèce, c’est notre monde et que ces luttes pour la justice, ce sont les nôtres.

 

©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).

 

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28/07/2017
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