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La Gioconda de Ponchielli: Suiciiiiiiide!

Les plus grands solistes et la meilleure mise en scène du monde – et Dieu sait si Pierluigi Pizzi est capable de mises en scène d’une extraordinaire beauté et d’une parfaite intelligence théâtrale – ne parviennent pas toujours à sauver des œuvres qui, dans leur construction même, ne tiennent pas la route, malgré les grands effets de manche.

 

C’est à quoi je pensais en assistant hier soir à La Gioconda (1876), l’opéra d’Amilcare Ponchielli, oeuvre surtout célèbre pour deux passages, la Danse des Heures, qui fait encore le bonheur de maints corps de ballet classique, et le grand air final de la soprano, ‘Suicidio !’, avec ces notes graves de poitrine qui permettent aux interprètes de grands effets sinistres à souhait – Maria Callas en avait fait un de ses tubes.

 

La production du Liceu, l’Opéra de Barcelone, à laquelle j’ai pu assister hier, comptait de magnifiques chanteurs – dont une star absolue, la grande mezzo américaine Dolora Zajick – une scénographie, une mise en scène et une direction d’acteurs hiératique et glamour qui font partie de la marque de fabrique de Pierluigi Pizzi.

 

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Et pourtant « je ne marche pas », comme écrivait souvent Maurice Boissard, alias Paul Léautaud, dans ses délicieuses chroniques de théâtre.

 

Il faut dire que le livret, qu’on doit à Arrigo Boito, lui-même pourtant compositeur de l’efficace Mefistofele (1868), se base sur la pièce Angelo, tyran de Padoue, un énième mélodrame abracadabrant, artificiel et forcé de Victor Hugo,

 

On a beau penser – souvent sans l’avoir lu – « aaah, Victor Hugo ! », on finit par comprendre ce que voulait dire André Gide quand, à la question : « Quel est pour vous le plus grand poète français ? » il avait répondu : « Victor Hugo, hélas. »

 

Sa dramaturgie, révolutionnaire en son temps, a terriblement vieilli : ce constant mélange d’amour passionnel et de grotesque, censé susciter la larme du spectateur et l’émotion de la spectatrice (et inversement) cache souvent une manière artificielle et incohérente de créer des gentils et des méchants pour pouvoir se lâcher dans le pathos.

 

En gros, c’est l’univers DC Comics ou Marvel en plus littéraire et en moins positif, genre Batman et Le Joker. On n’est jamais loin du Grand-Guignol, qui avait au moins le mérite d’être honnête dans sa facilité et sa vulgarité...

 

En résumé, La Gioconda de Ponchielli se passe dans la Venise du XVIIe siècle sur fond d’Inquisition : le personnage-titre est une chanteuse passionnément amoureuse d’un prince génois, Enzo, mais celui-ci aime Laura, une aristocrate dont l’époux est un des Grands Inquisiteurs vénitiens.

 

Barnabà, espion psychopathe aux ordres dudit Grand Inquisiteur, a des visée sur La Gioconda et, pour la forcer à se donner à lui, fait condamner la mère de la chanteuse, une aveugle très pieuse, pour sorcellerie.

 

Or la rivale de La Gioconda réussit à sauver l’aveugle, et, malgré sa haine, La Gioconda se sacrifie pour que le Prince et Laura puisse fuir de Venise et vivre leur amour. À la fin (spoiler) elle feint de céder au cruel Barnaba mais se suicide avant (Suiciiiiiiiidio ! etc.)

 

Les tiraillements contradictoires de la soprano font immanquablement penser à ceux dont elle souffre, entre autres, dans Il Trovatore de Verdi ou dans Tosca de Puccini, où les méchants sont aussi vicieux et cruels que ce Barnabà.

 

Autant dire qu’on s’ennuie, pendant ces quatre actes et deux entractes (quatre heures de représentation) : Ponchielli reprend la forme du Grand Opéra à la française, sur le modèle des Huguenots de Meyerbeer avec son inévitable ballet au IIIe acte, justifié par une grande bastringue qu’organise le Grand Inquisiteur pour fêter la mort de sa femme infidèle qui, il l’ignore, n’est même pas morte, juste en catalepsie.

 

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Vocalement, le rôle-titre était tenu par la soprano Anna Pirozzi, tout à fait à la hauteur du rôle, tout comme la célébrissime mezzo Dolora Zajick dans le rôle de Laura, sa rivale. Rien à dire non plus côté ténor, le Prince Enzo, interprété efficacement par Brian Jagde et le méchant espion Barnabà par le baryton Gabriele Viviani.

 

Remarquons toutefois que, malgré sa voix toujours aussi magnifique, faire jouer à Dolora Zajick, 67 ans, le rôle de la jeune maîtresse du Prince Enzo, dont l’interprète doit avoir 40 ans à tout casser, est assez absurde : sauf gérontophilie assumée, on a de la peine à comprendre le choix de ce jeune homme, alors que l’interprète de La Gioconda, elle, avait à peu près son âge. Et ne parlons pas des difficultés de Dolora Zajick à la montée ou à la descente (d’un escalier, d’une gondole...).

 

Mention spéciale, pour l’extraordinaire contralto de María José Montiel, interprète de l’aveugle, toute de chaleur, de ligne parfaite et d’ampleur dans le timbre, et le superbe – dans tous les sens du terme – Ildebrando D’Arcangelo, dans le rôle du Grand Inquisiteur : timbre magnifique, voix ample dans le grave, aplomb, grandeur, tout y était.

 

Bravo aussi au corps de ballet sur l’élégante chorégraphie de Gheorghe Iancu où les danseurs étoiles Alessandro Riga et Letizia Giuliani ont été magnifiques dans leur superbe pas de deux.

 

Quant à la mise en scène, on reconnait immédiatement la grammaire épurée et sophistiquée à la fois de Pierluigi Pizzi, responsable aussi de la scénographie : deux décors parfaitement géométriques, l’un avec un canal et un pont de Venise, l’autre avec les grands escaliers du Palais de l’Inquisiteur.

 

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Pour les costumes des protagonistes, solistes, choristes, danseurs et acrobates, Pizzi, comme à l’accoutumée, joue sur une gamme de couleurs précises : rouge pour la passion ou le sang, noir pour la piété ou la cruauté, et tout une palette de couleurs vives pour les protagonistes dont les scènes se passent pendant le Carnaval de Venise et pendant la fête au Palais – des couleurs qui se détachent magnifiquement sur le fond gris uni des deux décors.

 

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De même, dans la direction d’acteurs, les déplacements se font très lentement, le geste est large, comme il sied à la tragédie : pour leurs airs, les personnages principaux sont en quelques sortes isolés sur ce fond gris, où leurs costumes, tout de drapés, de voiles, de grandes capes, ajoutent encore à l’élégance altière de leur ligne vocale et à la noblesse de leur maintien.

 

Malheureusement, ça ne compense ni les incohérences de l’intrigue, ni les boursouflures musicales, ni les péripéties terriblement forcées des personnages : on a la forte impression que le scénariste et le compositeur s’efforcent (en vain) de trouver des situations qui permettent de caser des airs à gros effets au détriment de toute logique dramatique.

 

On se demande d’ailleurs bien pourquoi cet opéra lourdaud et à la réputation surfaite – un des effets collatéraux de la légende Callas ? – reste encore au répertoire, alors que tant d’autres œuvres restent à revoir ou à redécouvrir.

 

On ne remerciera jamais assez la Fondation Rossini de Pesaro ou la Fondation Bru Zane de Venise pour leur magnifique travail de mise en valeur d’un répertoire oublié et bien plus original, à commencer par la redécouverte, après des années d’oubli, du brillant opéra comique Le Postillon de Longjumeau (1836) d’Adolphe Adam ou celle de Demetrio e Polibio (1812), une des premières oeuvres de Rossini, très appréciée par Stendhal, et programmée cet été dans le cadre du Festival Rossini.

 

©Sergio Belluz, 2019,  Le journal vagabond (2019). Photos: Antoni Bofill, Liceu, 2019.

 

 

Amilcare Ponchielli, La Gioconda: 'La Danse des Heures'

 

 


 

 



05/04/2019
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