LE JOURNAL VAGABOND
Le hasard et la nécessité (et l’envie, surtout)
Je pensais aux enchaînements, aux hasards, qui, à chaque fois, apportent leur lot de nouveautés, comme les modifications génétiques créent de nouvelles espèces.
Par exemple, cet Arkas, le grand caricaturiste grec, je n’aurais pas découvert ses dessins si je n’avais pas eu envie d’explorer un nouveau quartier de Nicosie avant de rentrer à pied jusque chez moi.
J’étais tombé sur cette librairie très agréable, le « Centre Solomeiou du livre » où, en furetant dans les rayonnages, j’avais trouvé les albums d’Arkas en version anglaise.
Il me semble que ce que ça montre, c’est qu’il faut suivre ses envies, ou se laisser porter par elles, rester ouverts à tout ce quelles amènent de lieux, de rencontres, de possibilités, car ce qui découle de ça, ce sont des développements organiques, des continuations logiques, un élargissement de ce qu’il y avait au départ, un accroissement des possibles.
Une chose en amène une autre, qui en amène une autre, qui en amène une autre, mais ce n’est pas disparate, c’est lié par l’envie de départ qui est elle-même liée à ce qu’on est profondément.
Il faut oser suivre ses envies.
©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2017).
Dans l’autre sens, l’infini est fini
J’ai eu l’occasion de travailler avec un stagiaire « autiste » - qu’on classerait probablement dans les « Asperger ».
Asperger, dyslexique, dysphasique, dyspraxique, « surdoué » - aujourd’hui on dit, de manière plus neutre, « HPI », Haut Potentiel d’Intelligence, et « potentiel » est le mot clé... – c’est toujours ambigu, ces statuts : par souci d’équité et pour que chaque enfant reçoive l’éducation la plus adaptée, on classe les individus dans des catégories avec des noms techniques qui font très sérieux, et certains, résignés, opportunistes ou narcissiques, n’y voient qu’une tare ou une qualité ou encore une pathologie et l’explication unique et définitive à leur vie.
D’autres s’en servent comme excuse, comme justification, bien pratique quelquefois, à leur manque d’intérêt, à leur paresse ou à toute difficulté.
D’autres encore, de manière passagère ou définitive, dans un mélange d’orgueil démesuré et de déni d’eux-mêmes tout à la fois, mettent sur ce compte-là leur isolement – j’ai un handicap, personne ne me comprend, je suis trop intelligent, je suis « étrange » –, et se tiennent à ça, comme si la vie était définie une fois pour toute.
ON CONFOND DIAGNOSTIC ET IDENTITÉ
De multiples facteurs, heureusement circonstanciels, temporaires, fluctuants, sont tout aussi importants : isolement familial, immaturité des parents, manque de père ou de mère, absence de fratrie, amour étouffant ou inexistant, violences psychologiques ou physiques, angoisse de ne pas être à la hauteur des attentes, peur d’être jugé, besoin de reconnaissance, désir d’être ce qu’on n’est pas pour obtenir une admiration factice au mépris de sa propre personnalité, conformisme et envie d’être comme tout le monde, peur de la vie, sexualité mal définie ou mal assumée...
Au cœur, il y a cette notion de normalité, qu’on serait bien en peine de définir, à moins de déclarer que la normalité c’est ce qui est jugé acceptable dans une société donnée, à un moment donné, dans un lieu donné et un milieu donné, ce qui relativise déjà pas mal et permet des échappatoires...
En tout cas, rien de tout ça chez ce stagiaire d’une vingtaine d’années, qui a passé de stages professionnels en stages d’ateliers protégés parce qu’il n’avait pas d’autre possibilité, parce qu’à ce jour on ne lui a pas donné sa chance.
Dieu merci, il ne s’est pas encore découragé.
TROIS, DEUX, UN, PARTEZ !
L’autisme se marque chez lui dans une certaine gaucherie sociale, dans les difficultés à répondre de manière adéquate au téléphone, dans une manière de parler monocorde, avec répétition, dans une tonalité un peu artificielle, nasale, ou plutôt nasillarde, presque québécoise, mais aussi dans une logique absolue.
Il est très doué pour tout ce qui est classement, et notamment le tri par numéros : quand je lui ai demandé de classer des fiches par ordre chronologique, il l’a fait parfaitement, mais dans le sens décroissant, du plus haut chiffre au plus petit, et quand je lui ai expliqué ce que je voulais, il a dû me demander très précisément ce que j’exigeais de lui, comme si ça ne lui était pas naturel. De même pour le classement d’ouvrages, qu’il fait très bien, mais dont il classe l’exemplaire D avant l’exemplaire C.
En y réfléchissant, je me suis dit qu’il n’avait pas tout tort, ce jeune homme : après tout un ordre alphabétique peut aller dans les deux sens et on peut considérer que dans un ordre chronologique, partir du chiffre le plus haut pour aller au plus petit, c’est passer de l’infini au fini, ce qui est bien plus rationnel, et rassurant, humainement parlant.
MY WAY
Il m’a raconté qu’il avait un profil Youtube dont il me donne le nom, à consonance japonaise. Il m’explique que c’est le nom d’un personnage de manga qu’il aime, que lui aussi il dessine.
J’ai cru comprendre que le divorce de ses parents n’avait pas été facile, qu’il était fils unique et vivait avec sa mère, qui est assez catholique – trop, selon lui –, un jeune homme enfermé en lui-même et déjà catégorisé, piégé par les circonstances, pourrait-on dire, mais qui n’a pas dit son dernier mot.
Ce jeune homme m’a beaucoup touché, dans lequel je reconnais un peu de mon adolescence et de ma jeunesse, de mon sentiment d’inadéquation, de non-conformité, de marginalité, d’étouffement, de révolte contre tout ce qui m’était imposé, contre tout conditionnement, contre toute ségrégation, de ma résolution de sortir de mon enfermement, de lutter contre mes faiblesses et mes mauvais démons, de résister à la tentation de déclarer forfait ou de me réfugier en moi-même, de passer outre mes limites et mes peurs, d’oser vivre une vie qui me corresponde, d’ouvrir grand les fenêtres et les portes, d’aller voir le monde, de faire les choses que je voudrais faire, à ma manière.
Ma vie, my way, même si c’est difficile matériellement, même si ce n’est jamais acquis, même si on n’y arrive pas toujours, même si le prix à payer est parfois très cher.
Essayer, au moins.
©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2017)
Quand la critique fait école
Si la critique a d’abord son utilité pour faire connaitre un point de vue sur une œuvre donnée et, du coup, faire connaitre cette même œuvre à un plus large public, elle est surtout, pour moi, l’occasion d’une vraie interrogation sur la forme que toute personne impliquée dans la création doit se faire.
LA FORME ET LE FOND
Qu’est-ce qui est exprimé ? Comment c’est exprimé ? Dans quelle discipline artistique (écriture, cinéma, bande dessinée, musique, peinture...) c’est exprimé ?
Et, au sein de cette discipline, quel forme – essai, conte, roman, pièce, poésie, documentaire, fiction, symphonie, opéra, portrait, nature-morte... – est utilisée ?
Est-ce que cette discipline et cette forme sont les plus adéquates pour ce qui est dit ou une autre forme artistique et un autre genre auraient été plus efficaces ?
La critique, pour moi, c’est ça : une interrogation sur une œuvre, sur la manière dont elle est composée, à quoi elle se rattache, ce qu’elle exprime.
La question centrale c’est : sur ce sujet, comment l’artiste a-t-il utilisé son art pour que le message passe au mieux ? Et si ce n’est pas réussi, comment est-ce qu’on aurait pu atteindre ce but ?
Aujourd’hui, ce qui s’intitule critique est en grande majorité une recension d’un événement, d’une publication ou d’une projection donnés, que ce soit pour des questions commerciales ou publicitaires, ou encore pour des raisons de copinage, sur le principe du renvoi d’ascenseur – je t’écris une bonne critique, comme ça, pour mon prochain livre ou film, tu m’en écriras aussi une bonne – d’où cette multitude d’articles superficiels qui se bornent à résumer l’histoire ou à en souligner un des thèmes, si possible à la mode, ou alors à mentionner des détails biographiques proches du ragot, le tout sans utilité aucune et sans jamais se questionner sur la forme.
LA CRITIQUE EST UN GENRE LITTÉRAIRE
Il y a un autre aspect de la critique qui, pour moi, est primordial : l’écriture.
La critique est aussi un genre littéraire, très libre dans sa forme hormis quelques obligations logiques – donner les références, les titres, les noms des auteurs, des peintres, des réalisateurs, des metteurs en scène et de leurs interprètes – et quelques devoirs, en particulier celui d’en dire juste assez pour qu’on puisse se faire une idée de l’œuvre sans la dévoiler complètement.
Pour le reste, il s’agit d’être compétent dans le domaine, d’être précis et détaillé, de s’exprimer en son nom, d’être éminemment subjectif et d’aimer avec passion la création, cet amour provoquant les réactions positives ou négatives liées aux œuvres critiquées.
L’ARTISTE, LE MEILLEUR DES CRITIQUES
J’ajouterai que, pour moi, les critiques les plus passionnantes sont celles provenant d’autres créateurs, qui confrontent leur manière de faire à celle utilisée pour les œuvres qu’ils analysent, et qui mettent dans leur critique toute la réflexion sur leur propre pratique dans leur discipline spécifique.
Des exemples ? Balzac parlant de Stendhal, Proust sur Saint-Simon, Balzac, Flaubert ou Mallarmé, Paul Léautaud sur Apollinaire, Cocteau, Colette, Gide ou Jouhandeau et sur le théâtre et les théâtreux.
‘Le Théâtre de Maurice Boissard’, les chroniques théâtrales de Léautaud, est un chef-d’œuvre littéraire : de la verve à chaque page, une connaissance intime des rouages du théâtre, de l’écriture et de la mise en scène théâtrales, agrémentées de merveilleuses digressions.
De même, j’ai un souvenir amusé de la chronique d’Angelo Rinaldi dont la méchanceté proverbiale et les jugements souvent injustes, mais superbement écrits avec une plume au vitriol, incitaient à la lecture, quand il sévissait à la critique littéraire de ‘L’Express’.
Je mentionnerai aussi la critique littéraire pleine d’humour de Frédéric Beigbeder dans le magazine ‘Voici’, quand ‘Voici’ avait la désinvolture de proposer une page littéraire en sus des ragots, eux-mêmes rédigés avec beaucoup de verve.
On oublie trop souvent que les fameux entretiens de François Truffaut avec Hitchcock sont extraordinaires dans leur réflexion sur le cinéma parce que Truffaut a été un grand critique cinématographique aux ‘Cahiers du cinéma’, tout comme Jean-Luc Godard, devenu un des grands spécialistes de l’image.
LA CRITIQUE EST MORTE, VIVE LA CRITIQUE
En peinture, des gens comme Picasso, Dalí, Warhol ou Hockney, par leurs œuvres, ont fait une critique très détaillée de l’histoire de l’art jusqu’à eux. Kandinsky a été un grand théoricien de la couleur avant de devenir l’artiste célèbre que l’on sait.
Aujourd’hui, à cause de la concentration des médias, de la disparition de nombreux titres, du désintérêt des rédactions, de la multiplication des canaux de diffusion et de l’importance des réseaux sociaux, très rares sont les espaces consacrés à la vraie critique qui, de plus en plus, se réfugie et s’exprime sur les blogs, faute d’autre support.
Je trouve que c’est dommage pour les médias mainstream, qui perdent ainsi un des points de vrai contact avec leurs lecteurs, un endroit intermédiaire où, à travers la critique, on débattait des valeurs d’une société et de sa manière de s’exprimer à travers les différentes disciplines.
LA CRITIQUE, UNE ÉCOLE
« La critique est aisée et l’art est difficile », dit-on. Je corrigerai en disant qu’une certaine critique est effectivement aisée, un jugement à l’emporte-pièce, quelque chose de superficiel, d’émotionnel, d’inutile, de l’ordre du « j’aime-j’aime pas ».
En revanche, la vraie critique est difficile, car l’art est difficile, il y faut de multiples compétences, tant pour l’analyser, que pour le comprendre ou le pratiquer.
Un artiste a autant besoin de critiquer que d’être critiqué.
C’est une façon d’analyser les démarches, de découvrir d’autres manières de faire, de se remettre en question, de se confronter à tous les aspects de sa propre discipline, de savoir, par comparaison, à quel stade on en est, de comprendre ce qu’il faut encore travailler ou dans quelle direction bifurquer.
©Sergio Belluz, 2018, le journal vagabond (2018)
Au fil de la rêverie
Pour moi, la solitude, ce n’est pas tant la solitude physique, que la possibilité de concentration, la chance d’être constamment dans le sujet qu’on travaille, que ce soit en musique ou en littérature. Une sorte de fil continu qui permet d’avancer très vite, et sans interruption. « Suivre le fil de sa pensée » dit bien ce que c’est : un fil qu’on suit, qu’on tire, qu’on enroule, qu’on tisse.
Je suis quelquefois dans mon temps personnel, intime, décalé de l’horaire et de la vie dite courante, absorbé, je pourrais passer des journées entières sans particulièrement voir de gens, sans parler, heureux dans cette longue pensée ininterrompue.
Les papiers s’entassent, je ne range pas certains livres, qui se promènent dans les pièces au gré de mes rêveries et de mes bouts de lecture, je pioche un passage, m’assois pour le lire où je me trouve, l’emporte avec moi, le laisse ailleurs...
Dans un passage hilarant d’une correspondance, Baudelaire parle de ça, à sa manière, à son éditeur, Poulet-Malassis, à qui il écrit :
« J’ai été contraint, il y a quelque temps, de dîner chez Madame Hugo ; ses deux fils m’ont vigoureusement sermonné, mais j’ai fait le bon enfant, moi, républicain avant eux, et je pensais en moi-même à une méchante gravure représentant Henri IV à quatre pattes, portant ses enfants sur son dos. – Madame Hugo m’a développé un plan majestueux d’éducation internationale (je crois que c’est une nouvelle toquade de ce grand parti qui a accepté l'entreprise du bonheur du genre humain). Ne sachant pas parler facilement, à toute heure, surtout après dîner, surtout quand j'ai envie de rêver, j'ai eu toutes les peines du monde à lui expliquer qu'il y avait eu de grands hommes AVANT l'éducation internationale; et que, les enfants n'ayant pas d'autre but que de manger des gâteaux, de boire des liqueurs en cachette, et d'aller voir les filles, il n'y aurait pas plus de grands hommes APRES. Heureusement pour moi, je passe pour fou, et on me doit de l'indulgence. (…)
Le célèbre XXX m'a fait, lui aussi, un sermon de deux heures (il croit que c’est là une conversation), à la fin duquel je lui ai simplement dit : Monsieur, vous sentez-vous assez fort pour aimer un merdeux qui ne pense pas comme vous ? Le pauvre innocent en a été suffoqué !
Tout à vous, votre bien dévoué
Charles Baudelaire »
©Sergio Belluz, 2017, Le journal vagabond (2015).
Terrasses et créativité.
J’aime bien les terrasses de café, je m’y concentre parfaitement. Les conversations alentours, qui m’arrivent par bribes, me rassurent, me relaxent, je fais partie du monde tout en m’en abstrayant.
Et je n’ai pas cette impression d’être toujours à ma table de travail.
©Sergio Belluz, 2017, Le journal vagabond (2016).
Ovide existentiel.
Les Métamorphoses d'Ovide m’ont sauvé alors que j'étais dans une période où je tombais de Charybde en Scylla et buvais sans soif dans le tonneau des Danaïdes, me causant des problèmes de foie qui me rendaient sensible au sort de Prométhée.
Je n'arrêtais pas d'ouvrir des boîtes de Pandore et de nettoyer des écuries d'Augias sans l'énergie d'Hercule, sans compter les dédales dans lesquels je me perdais – et sans coup de fil d'Ariane, ni de personne d'ailleurs.
Dans la mythologie, je cherchais un éclair de sagesse que même Zeus semblait me refuser, c'est dire.
Heureusement, grâce à Ovide, j’ai trouvé Athéna, qui m'a fait comprendre que la vie ça pouvait être chouette surtout quand on lit et relit L'Art d'aimer.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2016).
Façons de parler.
Dans les expressions à la mode qui surgissent par périodes : ‘aux taquets’, c'est-à-dire ‘sur la brèche’. Et l’expression ‘on va dire’ (qui a remplacé le commode et plus personnel ‘disons’, ce ‘on’ généralise ce qui est personnel…) continue à prospérer, comme d’ailleurs cette utilisation du verbe ‘aller’ : ‘on va aller vers du rouge’ dans les magasins de vêtements, ‘on va aller vers une solution négociée’ dans les journaux télévisés, ‘on va dans la bonne direction’ pour une bifurcation dans une politique quelconque…
Et ce ‘on’ généraliste montre bien l’absence croissante d’engagement et de responsabilité personnelle liés, entre autres, à tous les règlements, protocoles, lois, procédures qu’il faut aujourd’hui respecter de peur d’être attaqué juridiquement : sont privilégiées les décisions ‘collectives’, ‘collégiales’, derrière lesquelles se retrancher et se protéger, et qui permettent de prétexter une démocratie qui reste à des niveaux cosmétiques…
Par contraste, ce qui fait avancer les choses aujourd’hui c’est le subjectif, l’instinct personnel, l’impulsion, l’inspiration, l’intuition, le pressentiment, la conviction profonde, tout ce qui n’est pas quantifiable et analysable, tout ce qui contourne la réalité existante et naît hors de tout à priori.
À ce sujet, un article passionnant de Intelligent Life (un magazine culture du groupe Financial Times) sur le fait que quelquefois il ne faut pas penser, que c’est plus efficace – ils prennent l’exemple d’une célèbre partie de tennis entre Djokovic et Federer où Federer, stratège concentré, précis, a été pris de court par Djokovic qui, à un certain moment, a laissé de côté les théories et la stratégie et a joué un coup pas du tout prévu. L’article dit que pour cela, il faut avoir passé par toute la partie théorique, avoir maîtrisé l’ensemble, mais qu’il faut s’en détacher pour laisser passer quelque chose comme l’intuition qui, sur la base des théories ou des stratégies, permet de se libérer de ces structures et d’être totalement dans la seconde cruciale, dans le moment décisif, dans l’action qui va tout changer. Ça rejoint ce merveilleux concept du temps qu’est le kairos, le temps opportun.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2014).