EN ROUTE/ON THE ROAD
Le Professeur de Rougemont aux climato-sceptiques : « Jeux de nains, jeux de vilains »
« …Mesdames et Messieurs, chères confrères et sœurs, je voudrais d’abord remercier chaleureusement les organisateurs du Congrès Lausannois International sur le Changement Climatique (CLIC), de m’avoir invité en ces temps très graves de mutations accélérées dans la météo du pays, voire du monde.
Je me présente : je suis le Professeur Wilfrid-Adalbert-Stanislas-Frédéric-Alexandre de Rougemont, climatologue, ethnologue, rhumatologue et antiquaire.
Je suis l’auteur, entre autre, d’un ouvrage intitulé « Mais pourquoi ma glace pistache fond-elle aussi vite que le glacier d’Aletsch ? » qui se veut un poignant cri d’alarme international sur le plan du changement climatique, mais aussi sur le plan de la protection du secteur glacier, qui emploie non seulement une main d’œuvre qualifiée – qualifiée de compétente, en tout cas – mais qui, pour sa matière première, fait travailler les meilleurs pistachiers du monde, en particulier tout un collectif pistachier sensible aux importants enjeux actuels et qui cueille délicatement, une à une, les soirs de lune descendante exclusivement, et après incantations au chaman du coin – à ne pas confondre avec le charmant du coin, je vois déjà s’allumer quelques pupilles lubriques dans la salle – et qui cueille, disais-je, la pistache biologique nécessaire à la fabrication correcte et respectueuse de l’environnement de la glace susdite.
J’aime beaucoup la glace à la pistache.
Mesdames et Messieurs, chères confrères et sœurs, l’heure est grave : il est très clair que nous assistons aux premiers signes avant-coureurs d’un réchauffement général de la planète et d’une fonte dramatique des glaces à la pistache.
Selon mes propres expériences, il s’agit même d’un processus, oui, Mesdames et Messieurs, chers confrères et sœurs, j’ose l’affirmer, d’un processus ir-ré-ver-sible, ce dont chacun de nous a la preuve dans d’autres aspects de la vie de tous les jours, je pense en particulier à certains membres de ma famille qui, souffrant d’une pépie chronique – diagnostiquée très tôt, heureusement – se sont vus contraints, suite à l’assèchement progressif des nappes phréatiques que nous connaissons tous, de piocher désespérément dans leur réserve de Saint-Émilion premier cru à des fins thérapeutiques, en particulier tante Gertrude, que je salue au passage, et qui doit encore être en train de cuver – de couver, pardon – une pathologie qui sera de plus en plus prononcée vu les circonstances actuelles.
En ce qui me concerne, je ne donne qu’un seul exemple, pris au hasard : La Prussienne, ma propriété de famille sise à Saint-Aubin depuis trois siècles, parmi les saules pleureurs des riantes rives du Lac de Neuchâtel, ville et canton à qui la pratique du protestantisme a pourtant inculqué de longue date, dans l’ensemble de ses activités et de ses manifestations, une sobriété qu’une immigration étrangère incontrôlée n’a pas encore réussi à pervertir totalement.
Eh bien, par diverses expériences et observations dont je vous passerai les détails techniques, mais qui incluent des contrôles journaliers au moment d’arroser mes géraniums, mes rhododendrons, mes pétunias et mes mimosas, j’ai pu constater in situ de visu et à mon grand désespoir, que dans le vaste parc arborisé de ma chère Prussienne le réchauffement climatique faisait irrémédiablement fondre un à un toute une population de nains de jardin, la collection d’une vie entière consacrée à ces petits êtres joyeux et protecteurs quoique sans défonce, je veux dire sans défense, dont l’étude assidue m’avait permis d’écrire un pamphlet très remarqué en son temps intitulé « Lever le nain et dites ‘Je le jure’ ».
Alors je pose la question : que fait Amélie Poulain ? »
©Sergio Belluz, 2022, le journal vagabond (2022)
Genève sur Fellini
Hier après-midi, longue promenade à Genève depuis le quartier des Eaux-Vives jusqu’à Hermance.
J’ai marché jusqu’à Genève-Plage, puis ai pris le bus E, et ai visité Hermance, avec son vieux village aux balcons de bois, sa tour de guet, et son tea-room, où j’ai pris une ‘ovomaltine’ chaude qui faisait du bien avec ces froids (il y avait de la bise, et le ciel était gris lumineux, le lac agité).
On passe Genève-Plage (une plage populaire de Genève, avec tremplin), le Port-Noir, où un monument rappelle que « Les Suisses » ont débarqués ici en 1814, reprenant Genève (sur sa demande) aux Français de Napoléon.
On passe aussi le Parc de la Grange, avec sa belle maison Lullin – une sorte de grande « campagne », dont on voit bien l’organisation : la résidence des maîtres, les communs autour, la grande entrée côté lac, avec ses lions –, le Parc des Eaux-Vives...
On devine la très chic Cologny qui surplombe le lac, et sa Fondation Bodmer.
Le tronçon Cologny-Bellerive-Collonge-Villars-Hermance s’est beaucoup construit, des tas de villas modernes tout confort, et assez moches, dont les prix oscillent autour des deux millions...
Je me demande toujours comment ces prix sont supportables pour la population ?
Et surtout, jusqu’à quand le pauvre péquenot va pouvoir survivre avec des prix pareils ?
Côté Eaux-Vives, une toute nouvelle gare desservira la banlieue française de Genève côté Annemasse.
J’ai regardé les prix des loyers à l’agence en face de la nouvelle gare, celle du Grand Entrepreneur avec majuscules, dont le nom apparaît partout en grandes lettres, toujours aussi mégalomane y compris dans les descriptifs de ce qu’il vend ou met en location...
Ça doit correspondre à un gros complexe social, chez lui.
Manque de pot, la classe ne s’achète pas.
Et c’est effarant, des CHF 2500.- mensuels minimums pour un deux pièces genevois (c’est à dire un « une pièce-cuisine », puisque la cuisine compte pour une pièce à Genève).
Me revient alors un souvenir de ma mère, qui avait travaillé dans le luxueux bureau du père de l’entrepreneur – « je me suis fait tout seul », affirme-t-il partout –, au centre de Lausanne, et qui me racontait que le fils alors très jeune, arrivait en pantalons blancs souillés au bureau de papa (elle ne précisait pas souillé par quoi).
Je me souviens aussi d’un reportage de L’Illustré – magazine d’un goût toujours douteux en tout, y compris dans la façon de rédiger... – où l’on voyait le Grand Entrepreneur « dans sa grande propriété de... » avec sa compagne, une espèce de vamp noiraude à robe léopard, le sein débordant, le rouge à lèvre brun largement entouré au crayon, l’oeil (avec énormes faux-cils) souligné trois fois de noir, et la chevelure sombre, léonine et sauvage.
« La Lionne », comme dirait Sylvie Joly.
Une lionne qui avait toute la féminité exubérante et débordante de partout d’une Anita Ekberg latine imaginée par Fellini et revue par John Waters.
L’idéal pour un Grand Entrepreneur qui s’est fait tout seul.
©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2018)
Un moment à Chêne-Bourg
Juste après une pause à la buvette de la Place Favre, je me promène dans ce qui reste du vieux Chêne-Bourg en banlieue de Genève.
Il y a une pizzeria avec une belle terrasse à l’ancienne, pleine de géraniums à l’extérieur, ça s’appelle ‘La Tarantella’.
En passant devant, j’entends parler napolitain, c’est bon signe.
Un peu plus loin, une gare CEVA (le RER genevois) est en train de surgir sur l’arrêt Chêne, le lieu de l’ancienne gare qui longeait le tracé de la ligne française de train, partant de la Gare des Eaux-Vives pour Thonon et Évian.
Autour de cette gare en devenir, des vestiges de ce que fut le village de Chêne-Bourg, une très jolie maison qui doit dater du début du XXe siècle, sur laquelle on lit « Anciennement École de Musique ».
Le mot « anciennement » a été rajouté après, probablement parce qu’on ne pouvait pas effacer « École de Musique ».
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien offrir comme cours, à son époque, cette École de Musique ?
Il y a aussi une trattoria, le ‘Borgia’, avec une belle terrasse cachée derrière.
Plus loin encore, une École Montessori squatte une petite maison de village. Comme il fait chaud, les fenêtres sont ouvertes, on voit bouger de beaux rideaux rouges.
Toutes ces maisons ont leur bout de verdure, derrière et, devant, leur portail pour y accéder.
C’est toujours ce qui me frappe, à Genève, ces poches anciennes qui résistent quand même à la spéculation et que des chanceux (ou fortunés) habitent.
©Sergio Belluz, 2019, le journal vagabond (2018).
Notes grecques (12) : le bus, transport artistique
Depuis la place Omonia, j’ai repris un métro en direction d’Aghia Marina, cette fois en m’arrêtant à la station Keramicos (‘Céramique’), que je connaissais déjà.
La zone est appelée ‘Gazi’ et, effectivement, ça gaze un max dans ce quartier qui tire son nom de l’ancienne usine à gaz devenue lieu d’exposition d’art contemporain : les bars et les restos se succèdent, la musique lounge prête sa nonchalance sophistiquée à une clientèle lookée, jeune et moins jeune, on y est aussi joyeux et aussi gay qu’à Kolonaki, mais avec moins d’argent.
Une salle de spectacle d’art et d’essai vient donner l’indispensable touche intellectuelle progressiste, en tout cas un alibi culturel très fashion, à une zone de loisir où, s’il fait bon draguer, ça n’empêche nullement d’avoir des velléités artistiques, d’autant que les velléités artistiques sont souvent de très bon plans pour draguer.
Mais si Gazi et ses plaisirs délétères, c’est bien, l’art contemporain, et même hypercontemporain c’est bien aussi, et pas seulement dans l’ancienne usine à gaz, mais sur les murs même d’Athènes.
C’est en prenant, depuis Gazi, et quand il veut bien arriver, le bus numéro 049 en direction du Pirée que, bien assis si l’on est chanceux, on visite gratuitement cette magnifique galerie urbaine visible en plein air sur des kilomètres : toute la beauté du streetart, toute la créativité, toute l’énergie jeune et joyeuse, toute les revendications et les rages d’artistes en révolte contre la crise, la politique ou simplement la vie, s’y exposent sur les vastes surfaces disponibles.
Tous les styles, toutes les techniques se succèdent, et notamment une suite de longues fresques réalistes ou oniriques qui couvrent magnifiquement certaines enceintes de bâtiments officiels tombés en désuétude, ou certains entrepôts abandonnés, montrant une fois encore que cette forme d’art urbaine est peut-être celle qui exprime le mieux les temps que nous vivons et qui semblent absents d’un art contemporain devenu trop officiel et trop cérébral pour être honnête – qui s’encroûte, dans le sens pictural du terme.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
Notes grecques (11) : l’Orient-Express à €4.50
C’est en retraçant mes pas dans ce vieux Pirée en train de disparaitre que je suis arrivé à son ancienne gare ferroviaire, que je pensais désaffectée, elle aussi, et qui fonctionne toujours.
Si le métro est aujourd’hui le mode de transport le plus courant pour arriver d’Athènes au Pirée, c’est qu’il en passe un toute les sept minutes, et qu’il part de la place Monastiraki, bien située et pratique.
Le train, lui, n’a que deux départs par heure, mais a cet avantage d’aller à la gare centrale de Larissa, d’avoir moins d’arrêts, d’avoir l’air conditionné qui fonctionne, et de faire partie du réseau de transports de la région athénienne (il est inclus dans la carte journalière à quatre euros cinquante).
Avec l’impression de partir en Orient-Express pour quelque destination exotique, je me suis en plus reposé les pieds et rafraichi délicieusement d’une chaleur qui atteint encore, tous ces jours, les trente-cinq degrés.
Je voulais aussi retrouver l’avenue du Pirée, cette interminable avenue du Pirée que j’avais parcourue enfant dans le même sens, mais dans un vieux bus que nous avions pris dans la rue centrale du Pirée (on partait à l’aventure vers une Acropole à découvrir encore).
Comme on remonte un ruisseau pour en trouver la source, je voulais arriver à son début, à la place Omonia, où elle s’appelle ‘Tsaldari Panagi’ avant de reprendre son nom depuis les Thermopyles, l’avenue qui la traverse.
Le voyage en train était aussi l’occasion de découvrir sans me fatiguer d’autres facettes d’Athènes qu’on ne voit pas depuis le métro, toute une série de quartiers qui ont eu leur heure d’existence et qui, aujourd’hui, semblent déserts, avant que la roue tourne et que les promoteurs immobiliers se ruent à nouveau sur ces territoires à remettre en valeur, dans tous les sens du terme...
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
Notes grecques (10) : Mon Salonique
Une fois encore, je n’ai pas retrouvé le quartier perdu de mon enfance au Pirée, mais une fois encore j’en ai retrouvé quelques parcours, quelques traces, me rappelant à nouveau certaines rues extrêmement raides du centre du Pirée, où, quand il pleuvait, l’eau ruisselait en cascade.
Nous habitions dans un quartier flambant neuf où vivait une population de petite classe moyenne : des maisons mitoyennes dans une rue très en pente, de jolies maisons de deux étages au sol de marbre, en bas le salon et la cuisine, en haut les chambres.
Nous y avions été reçus par Iannis et sa femme Elena. Ils avaient un fils, Alexandros, qui devait avoir trois ans. Iannis était musicien, joueur de bouzouki. II avait pu sans doute s’offrir cette maison grâce à ce qu’il avait gagné en jouant en Suisse à la Taverne Grecque de Lausanne, qui se trouvait alors aux Escaliers du Marché, où se trouve aujourd’hui une librairie.
Ma soeur et moi, peu coutumiers des habitudes locales, sortions pendant les heures de sieste et montions sur une sorte de terrain vague tout en haut de la rue.
Là, je m’étais très vite habitué au jouet traditionnel : un vieux pneu qu’on mettait sur sa tranche et qu’on faisait avancer avec un bâton.
Quand on ne jouait pas, on se promenait, on regardait avec curiosité passer les popes, tout en noir, avec leur chapeau carré, ou on allait s’acheter des pistaches.
À la maison, j’avais découvert, un peu méfiant, le poulpe à la grecque, et avais tout de suite aimé les semoules sucrées et le ‘Café Nes’ – Nestlé, déjà... –, un café qui se buvait froid avec des glaçons.
Et puis, de gentilles voisines qui vivaient deux maisons plus haut m’avaient pris comme élève : elles étudiaient à l’École française d’Athènes et me donnaient pour chaque mot français l’équivalent grec, me les désignant du doigt.
J’avais très vite acquis un vocabulaire de base pratique, et les chiffres, qui me sont toujours restés – mais le vocabulaire est enfoui quelque part, attendant un hypothétique réveil...
J’avais eu la fierté de pouvoir corriger la prononciation grecque de ma mère qui, pourtant, chantait avec un accent parfait ‘Thessaloniki Mou’, cette chanson si belle dédiée à la ville de Salonique, une chanson joyeuse et chaleureuse à la fois, qui pourtant m’émeut à chaque fois, parce qu’elle évoque une ville qu’on a aimée, enfant, et parce qu’en l’entendant, c’est ma mère que j’entends chanter.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).
Notes grecques (09) : à la fortune du port
Les entrepôts du vieux Pirée, je les ai encore connus lorsque j’étais enfant, tout comme l’ancien terminal maritime, aujourd’hui désaffecté.
En me promenant, je me suis rappelé soudain un quartier tout aussi semblable, un autre quartier de petit commerce, de pièces mécaniques et d’objets liés à l’activité portuaire.
Je le revoyais, cet autre quartier, sans arriver à me rappeler exactement dans quel pays le situer. Je le voyais près de la mer, près du port, y descendant par plusieurs rues très raides.
Et soudain, je me suis souvenu : c’était le quartier de Galata, juste sous la tour du même nom, à Istanbul, plusieurs rues parallèles au bord de l’eau où ce n’étaient qu’ateliers et quincailleries de toutes sortes, un autre quartier grec caché sous un quartier turc – et pourtant toujours là.
Il y a quelque chose de très émouvant pour moi dans les ports, que ce soit dans les activités qui s’y déroulent, embarquements et débarquements de voyageurs, d’employés, de marchandises, quelque chose d’éternel et de temporaire, quelque chose de profondément humain.
L’ailleurs y est omniprésent.
Il y a les petits et les gros bateaux, les cargos, les navettes, la mer, toujours sale et qui sent le pétrole, et toute une infrastructure portuaire très élaborée qui va de portes d’accès contrôlées, de douanes, de bureaux, de guichets, d’entrepôts et de vastes espaces utilitaires.
Le Pirée n’y fait pas exception et l’on comprend vite qu’avec toutes ses îles et tout ce commerce, et ce trafic (au propre et au figuré) il n’est pas étonnant que les armateurs grecs – un pléonasme - fassent fortune.
Ces grandes infrastructures sont aussi le lieu idéal pour tout un pan du streetart, qui y trouve des espaces extraordinaires pour y déployer sa monumentalité.
J’ai particulièrement aimé une très belle et gigantesque Victoire de Samothrace, ainsi qu’une naumachie légendaire que l’artiste, prévoyant, a datée à l’avance pour 2021, pour célébrer le deux mille cinq centième anniversaire de la Bataille de Salamine contre les Perses.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017).