James Thierrée dans ses oeuvres : ‘La Grenouille avait raison’ (pas tant que ça, en fait)
James Thierrée et sa troupe, la Compagnie du Hanneton, ont fait un triomphe au Théâtre Lliure de Barcelone avec leur spectacle ‘La Grenouille avait raison’, une coproduction du Théâtre de Carouge-Atelier de Genève, du Théâtre du Rond-Point à Paris, et de pleins d’autres théâtres encore (Théâtre de la Ville de Paris, Sadlers Well de Londres, Festival international d’Edimbourg et un long etc...). Une standing ovation pour ce spectacle de 90 minutes présenté dans le cadre du GREC, le Festival annuel de Théâtre de Barcelone.
Pourtant, malgré un Molière 2017 pour la mise en scène, et au risque de déplaire aux nombreux/ses fans de James Thierrée, j’ai eu la même réaction épidermique qu’André Gide, quand on lui demandait quel était le meilleur poète français de tous les temps : « Victor Hugo, hélas ! ».
Quoique que pour être tout à fait sincère, si on me demandait quelle est la meilleure mise en scène de spectacle de l’année, et malgré une scénographie spectaculaire, des éclairages sophistiqués, une bande-son raffinée, des chorégraphies, des déplacements réglés au cordeau et des gags au millimètre, je me refuserais catégoriquement à répondre « ‘La Grenouille avait raison’, hélas ! », tant j’ai été agacé du début à la fin par cette production incohérente, qui en met plein la vue question jeu, décor, éclairage ou musique, sans qu’il y ait un lien utile à ce qui est exprimé (c’est moi qui souligne ‘utile’).
Du chiqué chic, voilà tout. Du narcissisme et des louanges à soi-même et à son propre génie en toute fausse modestie. Des enfantillages de gosse de riche pour génération bisounours. Du poétique pouët. De la mièvrerie travestie en gothique glamour avec la conviction que du moment que c’est esthétique et sombre c’est forcément profond. Eh bien c’est raté.
LA SCÈNE, ÇA SERT À QUOI ?
Qu’est-ce qu’une production scénique ? C’est d’abord, et avant tout, une idée, une histoire, un texte, des musiques, des images, des sentiments, des rages ou des rires qu’on veut partager et transmettre à un public donné, que ce soit avec du théâtre, de la danse, de l’opéra, du cirque, des marionnettes ou du music-hall.
Pour cela, on va chercher la meilleure manière de le faire, une adéquation entre la forme et le fond, on va créer une atmosphère, une fausse réalité, qui va être utile à ce qui va se dérouler, à ce qui va être transmis pendant la représentation, qui va faire ressortir au mieux ce qu’on veut exprimer, dans la mesure des moyens disponibles.
Et Dieu merci, sur scène, l’argent n’est pas un critère de réussite : trop d’argent fait souvent oublier le sens de ce qu’on fait, alors qu’une production faite avec des bouts de ficelles est, par la force des choses, obligée de trouver des solutions ingénieuses pour que le spectacle vive et garde sa cohérence.
LE THÉÂTRE, LES HISTOIRES, LES MYSTÈRES, RIMBAUD, TOUT ÇA
James Thierrée, crédité du concept et de la mise en scène, et dont la bio fournie nous dit qu’il est « acrobate, musicien, danseur et comédien », présente son spectacle ainsi :
« La grenouille avait raison. Pourquoi ? Je ne sais pas. Et ni les années qui passent ni cette scène qui me poursuit heureusement ne m’ont pas appris, dans le fond, pourquoi on fait ceci ou cela dans ce grand bateau ivre que nous appelons théa... (ce mot a besoin de vacances). Pourquoi mon corps s’articule en général à rebours de ce qui serait naturel ? Pourquoi ce qui est catégoriquement prévu ne se réalise quasiment jamais, hein ? Et, surtout, pourquoi est-ce qu’on s’invente des histoires et qu’après on en fait une réalité ? Je ne sais pas.
Avec ce spectacle, il y a toutes sortes de mystères minuscules qui en amènent d’autres plus grands, c’est sûr. On parlera, indirectement, d’une créature sous-terraine qui, curieuse de l’Humanité, va lui faire confiance, seulement pour finir par être trahie et voire son corps coupé. On imaginera, par vengeance, des frères séquestrés et emprisonnés sous la vigilance d’un kaléidoscope qui a ses humeurs.
Et, finalement, on remuera nos pieds fatigués dans un bassin – un révélateur qui révèle des aspirations. Je fais du théâtre pour ne pas avoir à expliquer ce qui me remue intérieurement, et pour pouvoir le remuer depuis l’extérieur. Ainsi, accompagnez-moi pour quelques tours, si vous avez envie. Partageons, ici, pendant un instant, ces choses absurdes qui pourraient acquérir leur sens vues depuis le bout de notre nez. La grenouille nous le dira. »
WYSIWYDG (WHAT YOU SEE IS WHAT YOU DON’T GET)
Les mystères minuscules et majuscules dont il est question commencent par un grand rideau rouge grenat. A rideau fermé, une voix de femme chante en anglais, pendant que la lumière se tamise dans la salle – excellent truc pour signifier que le spectacle commence.
La chanteuse (on dirait une petite fille qui s’est enroulée dans un rideau pour ressembler à sa maman) apparait en robe rouge grenat à traine de la même couleur que le rideau, ton sur ton, et se fond ensuite à l’intérieur du rideau, qui, d’abord, tombe sur le sol puis est évacué par des fils, ce qui dévoile le décor, dans des tons grisailles et dans une luminosité tamisée.
On est dans un huis-clos, dans le petit monde bien cosy de la grenouille du titre, sous la surface de la mare. Une acrobate-nageuse descend et plane sur de grandes coupes qui flottent dans l’air avec de la lumière dedans (les nénuphars), agités par le courant et sur lesquels elle se pose, de temps en temps.
James Thierrée (la grenouille en question, vu que Thierrée est français, Frenchie, Frog, vous suivez?) se trouve en-dessous, sur le sol, à côté d’une source lumineuse qui s’en va et revient, comme la lumière du jour pénètre par instants au fond d’une mare, une intrusion du monde de la surface marquée aussi par des musiques de radio et de télévision qu’on entend et qui, soudain, ne sont plus captées (on retrouvera ce thème tout au long du spectacle).
Ambiance entre sous-sol du ‘Fantôme de l’Opéra’ et banquise souterraine du Pingouin (Dany De Vito) dans la version Tim Burton de ‘Batman’.
Un escalier en colimaçon se déplie en hauteur, que monte et redescend Thierrée en une rêveuse chorégraphie.
Puis apparaît une sorte de valet de chambre qui amène un violon.
Puis une pianiste folle sur un des côtés de la scène, et dont on ne voit que les longs cheveux souples, qu’elle secoue par intermittence, comme si elle était en spasmes (ou en plein orgasme, c’est tout ce qu’on lui souhaite), puis qui s’affaisse.
Un autre personnage, en grand manteau, apparait par moment pour râler dans une sorte d’éructation incompréhensible, en secouant ses beaux cheveux flexibles comme s’il était aussi en spasmes (ou en plein orgasme, comme la pianiste, et on le lui souhaite derechef).
La nageuse/acrobate qui planait au-dessus de tout ça décide à un certain moment d’atterrir. Mal lui en prend, elle a aussi beaucoup de cheveux et est aussi hystérique que la pianiste.
En fond sonore, il y a une note tenue de violon, qui change lentement, ou alors quelques notes de piano toute de (fausse) tendresse, ou, par intermittence, du Mozart, quand ce n’est pas la chanteuse du début, avec une lampe de poche sur son turban qui, chantant avec micro des sortes de mélodies new-age, toujours en anglais, arpente lentement la scène dans sa longue robe rouge à traine...
SLAPSTICK À LA CHAPLIN (OU PAS)
Ces images, ces décors, ces effets spéciaux, ces déplacements stylisés, ce fond sonore, on les a vus mille fois : on y retrouve quelque chose de l’expressionnisme allemand, de l’univers des spectacles de Béjart, ou de ceux, plus récents, du Cirque du Soleil ou du magnifique ‘La Verità’ du metteur en scène Tessinois Daniele Finzi Pasca – l’essentiel, c’est que ce soit en adéquation avec ce qui est exprimé.
Or ici, cette esthétique grandiloquente n’est au service de rien, puisque le spectacle en lui-même est surtout fait de toute une série de gags, certains très drôles, d’autres plus éculés. En vrac :
- Le gag avec la pianiste spasmodique. Comme elle ne réagit plus, le valet s’en approche, et lui prend la main, qui lui reste dans les siennes, de mains (c’est une fausse main, un gag répété plusieurs fois).
- Le gag de l’aérosol, que Thierrée utilise pour essayer de fixer sa longue mèche (il n’y arrivera pas) et dont il se débarrasse en jetant la bouteille. Un personnage surgit alors avec la bouteille d’aérosol plantée horizontalement dans l’oeil, en injuriant copieusement Thierrée tout en secouant spasmodiquement sa chevelure.
- Gags récurrents de Thierrée tentant de domestiquer sa longue mèche.
(Petite parenthèse : ce spectacle échevelé est fortement déconseillé aux épileptiques et aux chauves, et encore plus aux acrobates, musiciens, danseurs et comédiens épileptiques chauves)
- Le gag du paillasson où Thierrée s’essuie d’abord les pieds, puis tout le reste dans tous les sens.
- Le gag de la danse du robot.
- Le gag de Thierrée lisant une partition, et ne voulant pas être dérangé. Le valet essaie, en vain, de lui verser un café, et Thierrée l’en empêche à chaque fois avec un jeu de jambe.
- Le gag des jeux de mains entre la pianiste hystérique et Thierrée, où ils finissent complètement emmêlés (une musique langoureuse commence, et ils dansent enlacés).
- Le gag des mains sur son visage (un TRÈS long gag).
- Le gag des mains dans le manteau qui s’y perdent et apparaissent partout par des trous du manteau (sur fond de musique classique).
- Le gag de feindre de vouloir jeter une veste, puis de l’endosser.
- Le gag du dialogue rageur avec le piano qui joue tout seul et ne veut pas s’arrêter, et qui fini par être engueulé par tous les personnages, alors que Thierrée voulait l’engueuler tout seul.
- Le gag de la vaisselle qui se multiplie et dont on n’arrive pas à se débarrasser.
- Le gag de la pile de vaisselle qui va tomber et qui ne tombe pas, avec deux assiettes qui finissent sur des baguettes que la pianiste hystérique fait tournoyer en l’air
- Le gag du personnage, une fois la vaisselle évacuée, qui surgit à quatre pattes couvert d’assiettes, comme une carapace.
- Le gag du personnage à travers lequel on passe.
Et, pour finir, à la fin du spectacle, parce qu’il faut bien trouver un truc pour terminer, et que dans ce fatras, c’est difficile, vu qu’il n’y a pas d’histoire, vient un gros poisson blanc – le deus ex machina, qui mange tout le monde, et le tour est joué, poil au nez.
LA MONTAGNE ACCOUCHE D’UNE SOURIS – PARDON, D’UNE GRENOUILLE
C’est sûr, les enfants adorent dès qu’il y a des gens qui se tapent dessus, ou qui s’engueulent, ou qui tombent dans l’eau, mais avait-on besoin de ce coûteux décor, de toute cette machinerie inutile et bizarre à la Tinguely, dont on ne comprend pas exactement en quoi elle sert le propos, de tout ce fatras pseudo-métaphysique pour ne mettre en scène que des acrobaties, des chorégraphies, des clowns, des mimes, des gags, des trucs de prestidigitateurs qui n’ont aucune relation avec la scénographie ?
Et quelle est l’utilité dramatique, dans ce spectacle, d’avoir tout au long de l’action une chanteuse qui chante exclusivement en anglais ? Parce que ça fait cool ? Parce que c’est une coproduction avec Londres et Edimbourg ?
Non seulement la montagne accouche d’une grenouille, mais la grenouille s’est faite plus grosse que le boeuf, et c’est bien dommage pour cette production, dont les gags sont écrasés par cette lourdeur, alors que dans une esthétique simple de cabaret ou de music-hall ils auraient mille fois plus d’impact, seraient vraiment drôles et bien plus efficaces – je pense aux hilarants spectacles de Shirley et Dino, mais aussi à ceux du prestidigitateur Éric Antoine, tous bien plus honnêtes et cohérents dans leur démarche, mais qui n’ont évidemment pas ce budget-là, ni le support du Ministère de la Culture...
C’est qu’on ne peut pas faire évoluer Chaplin ou les Marx Brothers dans la Tétralogie de Wagner ou dans le Requiem de Mozart sans les plomber.
Mais voilà, on a un gros budget, on veut faire du lourd, montrer qu’on est des grands artistes. Malheureusement, il ne suffit pas d’ajouter une musique de Mozart en fond sonore pour donner de la profondeur à un spectacle...
Seul point positif de la soirée pour moi, mais ça n’a pas de prix : j’en suis ressorti en me disant que décidément je ne faisais pas partie du public-cible, ce qui m’a remonté le moral.
©Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017)
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